« Je suis très impudique » : quand Charlotte Gainsbourg se confie à Vogue Paris

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Par Clovis Goux, Vogue Paris, le 04 Octobre 2017

Si l’on pensait tout savoir d’elle depuis son enfance, on avait tort. A 45 ans, l’actrice-chanteuse livre un 5ème album surprenant et très personnel dont elle signe les textes parfois très crus. Elle y assume son côté sombre, son goût pour les films d’horreur, son rapport à la beauté, à l’intimité, à la mort.

Quel rapport entretenez-vous avec vos albums ? Vous vous exposez beaucoup plus avec Rest qu’avec les précédents,en livrant une vision très intime de vous…

Je ne me suis pas dit : là, je vais parler de moi sans filtre. Mes albums ont toujours été beaucoup plus personnels que mes films, mis à part le premier qui était celui de mon père (Charlotte for Ever sorti en 1986) : c’était sa vision de moi. L’album avec Air, c’est moi qui donnais les thèmes, mais pas plus. Celui de Beck était plus personnel car j’avais eu un accident très grave et la mort m’obsédait. Mais pour Rest, comme ce sont mes mots, du début à la fin, je n’avais pas le choix. Je ne suis pas un auteur-compositeur professionnel, je ne sais pas comment écrire une chanson sans plonger dans son intimité.

Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire ?

J’en ai toujours eu envie mais c’est Beck qui le premier m’a suggéré de le faire, comme un exercice, pour me dégager de mes peurs. Il avait senti à quel point j’étais cadenassée et effrayée à l’idée de livrer quoi que ce soit de trop personnel. En tout cas, ça a commencé à me travailler. Lorsque j’ai rencontré SebastiAn, le travail est devenu concret : il me livrait des musiques sur lesquelles je devais écrire. L’inverse ne fonctionnait pas. Je n’ai pas de méthode mais j’aime bien le côté scolaire.

Pour ce disque, vous vous confrontez à des thèmes très douloureux. Est-ce que la mort de votre sœur Kate a été un déclencheur ?

Quand j’ai perdu ma sœur, j’avais déjà commencé à travailler sur l’album et il y a eu une espèce d’évidence : je ne pouvais écrire sur rien d’autre. Tout tournait autour d’elle désormais. Ça a cristallisé l’écriture, ça l’a rendu possible. J’espère que je ne me suis pas servie d’elle, que je ne me suis pas servie de ma peine, mais c’est ça qui m’a permis d’écrire. J’avais besoin d’écrire, c’était nécessaire et je me suis plongée dans les émotions que je ressentais pour ne pas en sortir. C’était une mémoire que je faisais fonctionner et un état que j’entretenais.Il y a une forme d’impudeur dans ce disque.

Est-ce que vous vous êtes fixé des limites ?

Je me suis toujours considérée comme très impudique malgré ma réserve et ma timidité. Pour faire le métier d’actrice, il faut être très impudique. C’est ce qui me plaît d’ailleurs, et qui guide mes choix : j’ai accepté de travailler avec Lars Von Trier pour qu’il m’embarque dans des sphères que je ne m’autorise pas.Ce qui a toujours caractérisé mon père, contrairement à l’image qu’on a souvent de lui, c’est la pudeur, c’était quelqu’un de très pudique et je suis tout le contraire (rires). Ça ne me fait pas peur, il n’y a que comme ça que je peux m’exprimer. Ma seule limite serait l’excès de sentimentalisme, la mièvrerie. Ma pudeur est là.

Crédit photo : Charlotte Gainsbourg par Lachlan Bailey pour le numéro d’octobre de Vogue Paris

Tout au long de ce disque, il est beaucoup question des premières fois. C’est quelque chose qui vous obsède ?

Oui et je le comprends aujourd’hui. Je veille, presque amoureusement, sur mes souvenirs de L’Effrontée qui est ma première fois d’actrice avec un premier rôle. Je suis une grande nostalgique. Il y a une magie autour des premières fois. J’adore quand les choses arrivent d’elles-mêmes, je ne crois pas au hasard et j’aime bien trouver un sens aux choses, aux événements. J’ai l’impression que ces premières fois, que l’on partage tous, sont plus fortes que nous. Je ne suis ni mystique ni croyante, mais dans les premières fois il y a quelque chose de religieux qui s’opère.

Vous avez l’impression que cet album est une première fois ?

Oui, c’est évident. Je suis tellement fière d’avoir écrit tous les morceaux. Certains avaient été écrits par d’autres, mais on ne les a pas retenus, à part celui de Paul McCartney, mais bon, là je suis quand même hyper fière de l’avoir sur l’album (rires).

Est-ce que ça été difficile pour vous d’écrire en français ?

À l’origine du projet, je pensais écrire en anglais, mais tout ce qui avait du sens, qui venait de Kate, me venait en français. Il y a quelque chose de moins naturel pour moi en anglais, ce qui rend les chansons un peu plus fabriquées, plus empruntées. Le disque exhale un parfum de romantisme sombre, parfois assez proche de certaines ambiances de films d’horreur.

C’était une direction que vous vouliez prendre ?

Oui c’était mon idée de départ, j’avais envie de retrouver des thèmes enfantins, ces berceuses, ces ritournelles que l’on retrouve dans certains films d’horreur mélangées à des références musicales et cinématographiques des années 70 et 80.

C’était une manière de replonger dans votre enfance ?

Oui parce que l’enfance pour moi ça n’a été que des films d’horreur. J’ai été élevé à ça. Ma mère m’a quand même amenée voir Les Dents de la mer avec ma sœur quand j’avais 4 ans (rires), elle ne s’est pas rendu compte car il n’y avait pas d’interdiction en Angleterre. Quand mes parents se sont séparés, j’avais mon père pour moi toute seule le week-end. C’était le début des cassettes vidéo et il faisait des razzias dans une boutique des Champs-Élysées qui vendait des imports. C’est comme ça que j’ai vu à 9 ans Carrie, Shining, Massacre à la tronçonneuse… Musicalement, par l’atmosphère qu’ils dégagent, ces films sont plus forts que tout. En plus je les voyais chez mon père, dans son appartement de la rue de Verneuil qui avait quand même un côté très terrifiant avec ses murs noirs. Notre nounou nous racontait qu’il y avait un écorché qui se réveillait dans la nuit. Je faisais énormément de cauchemars qui empêchaient ma sœur de dormir. Le titre Les Crocodiles sur l’album parle de ça. Aujourd’hui, ça me fait marrer et c’est ça qui m’a construite mais je vis avec des images terrifiantes.

Crédit photo : Charlotte Gainsbourg par Lachlan Bailey pour le numéro d’octobre de Vogue Paris

Dans cet univers étrange, est-ce que vous avez l’impression de vous en être mieux sortie que votre sœur Kate ?

Oui, d’abord parce que j’avais mes deux parents (Kate Barry est la fille de Jane Birkin et du compositeur John Barry, ndlr) qui s’aimaient, ce qui fait une grande différence et t’assoit dans quelque chose de très réconfortant. J’étais suffisamment petite pour ne pas être heurtée par leur côté sulfureux alors que Kate était plus grande et qu’elle l’a subi. À 7 ans, les couvertures de magazine, je m’en foutais complètement tandis que Kate qui avait 11 ans, était déjà une jeune fille. Je me suis construit un bouclier. J’entendais constamment : « Ton père est un drogué, ta mère est une pute » mais ça ne m’atteignait pas car il y avait un tel décalage avec la réalité… Bien sûr, mon père buvait,mais ça restait très loin de ce que les gens imaginaient.

L’une de vos grandes chances, c’est d’avoir trouvé votre voie très vite ?

Oui. À 12 ans, je suis partie à Montréal pour le tournage de Paroles et Musiques et Bambou (la nouvelle compagne de son père, ndlr) est venue me chercher pour m’emmener à New York enregistrer Lemon Incest. Cette année-là, même si je ne m’en suis pas rendu compte sur le moment, il s’est passé des choses très importantes pour moi, professionnellement. Ça m’a vraiment aidée à me construire ailleurs que dans le cercle familial. Ensuite, il y a eu L’Effrontée et une voie s’est ouverte.

Lemon Incest, c’est quand même un baptême musical assez particulier. Vous réalisiez ce que vous faisiez à ce moment-là ?

Je pense que je savais très très bien ce que je faisais (rires) et ça ne me gênait absolument pas. Je ne sais plus si mon père m’a fait une explication de texte mais il a mis les points sur les i. La phrase « l’amour que nous ne ferons jamais ensemble », m’est restée pour ce qu’elle disait, sans sous texte. Mon père ne jouait pas sur les mots, il n’y avait pas à être gêné parce qu’on exprimait quelque chose de clair. Et puis ce n’était pas un morceau qui m’était destiné mais un titre sur son album Love on the Beat donc ça ne me concernait pas. Je n’ai pas subi le scandale car j’étais en pension à l’époque de la sortie. Ce qui est rigolo, c’est que j’ai enregistré ce titre près de New York,dans un studio avec une piscine : j’ai fait trois prises et j’ai replongé dans la piscine. J’étais une enfant et je m’en foutais. Mais j’étais quand même très heureuse de voir mon père ému que j’aille loin dans les aigus et j’ai compris ce jour-là que ce qui l’intéressait, et qui a articulé toute ma vie, c’étaient les accidents, que je chante faux : ce qui le faisait vibrer, c’était le moment où ça casse.

Adolescente, qu’est-ce que vous écoutiez comme musique ?

J’écoutais beaucoup mes parents. Car mon père s’écoutait lui-même beaucoup. Quand il travaillait sur un album, il s’écoutait non-stop et très fort. J’avais donc les albums de mes parents, ceux de ma sœur aînée qui était dans le disco à fond, Brassens, les Beatles et Elvis du côté de ma mère, Chopin, Bach et Dylan du côté de mon père. Après, je suis partie toute seule dans un goût musical très éclectique avec de la variété française que je ne revendiquerais pas aujourd’hui mais également Aznavour et là, mon père était vraiment jaloux (sourires). Mais quand il est mort, j’ai arrêté d’écouter de la musique. Avant d’y revenir progressivement avec Yvan (Attal son compagnon et père de ses trois enfants ndlr).

Sur Rest, vous parlez de la mort de votre père de manière frontale, en décrivant son cadavre dans son cercueil. Est-ce que pour vous, c’était une manière de montrer que derrière le mythe un peu encombrant, il y avait un simple mortel et que ce mortel, vous l’aimiez par-dessus tout ?

J’ai un amour trop fort pour mon père, beaucoup trop fort. Un amour que j’ai entretenu. J’avais 19 ans quand il est mort mais j’étais tellement jeune dans ma tête. Je venais de vivre un drame amoureux et je n’avais pas les armes. Ça m’a bouleversée et j’ai mis des années à me remettre sur pied…grâce à Yvan qui rentre dans le tableau un mois après… Mais j’ai longtemps été hantée par la mort de mon père, le corps sans vie de mon père. J’étais allongée à ses côtés et je ne voulais pas le lâcher, il y avait quelque chose de très animal dans ce que je ressentais. L’impression que ce corps m’appartenait. Tous les gens qui étaient très proches de lui comme Bambou, ma mère et Kate, ont vécu la même chose : un amour inconditionnel, des émotions puissantes qui nous ont toutes submergées. Chaque mort est un drame et je m’en accommode très mal. Avec cet album, j’avais besoin de décrire cet amour-là, le déchirement que j’ai ressenti, la solitude dans la douleur.

Dans un précédent entretien, vous m’aviez confié cette phrase surprenante : « Je suis moins belle que ma mère, j’écris moins bien que mon père et… j’en ai rien à foutre. »

Exactement ! (rires) et je vais la redire. Il faut bien comprendre :j’ai eu envie d’être plus belle que ma mère, j’ai eu envie d’écrire mieux que mon père, j’ai eu envie d’être encore plus géniale.J’ai eu beaucoup d’ambition sinon je n’aurais pas fait ce métier. Et aujourd’hui, je suis face à qui je suis.

La vie ne vous a pas rassurée ?

Non et je pense que je suis très lucide sur moi-même mais ce que je veux vous dire, c’est que ça n’est pas si grave de faire ce constat. Certaines personnes cherchent à me consoler : comme s’il fallait me consoler ! Je ne dis pas que je suis affreuse. Si j’ai un problème avec la beauté physique, c’est que dans ma famille ça comptait énormément. Pour mon père c’était un critère essentiel. Le fait d’être moins belle que ma mère, moins belle que Bambou, d’être un peu une fille ingrate a été difficile. Ma grand-mère était sublime et je viens d’une famille où il y a des canons de beauté que je ne suivais pas. On m’a toujours dit, quand j’étais petite, que j’étais marrante maison ne m’a jamais dit que j’étais jolie. C’est des trucs que j’ai acceptés mais il m’a fallu du temps. C’est compliqué.

Pourtant, quand L’Effrontée est sorti toutes les filles de votre génération se sont identifiées à vous…

Mais pas physiquement ! C’est simplement parce que le film exprimait un malaise : celui de l’adolescence. C’était écrit dans le scénario, ça m’a marquée, les premières lignes sur le personnage, qui, en plus, s’appelait Charlotte : « Elle était par moments très ingrate et par moments plutôt jolie ». C’est exactement comme cela que je me vois : il y a des moments où je suis plutôt jolie et des moments où je suis plutôt moche, maison s’en fout ! Tout en regrettant que ça ait eu autant d’importance dans ma vie. Quant à mon père, son intelligence et sa musicalité, ça m’a pendant longtemps empêchée d’écrire. Mais aujourd’hui les choses ont changé.

Rest de Charlotte Gainsbourg (Because), sortie le 17 novembre 2017

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