Elle qu’on croyait si timide, nous livre un album ultra personnel ou elle évoque la mort de son père, sa soeur Kate, ses peurs et ses joies… Et en interview, elle en dit encore plus.
Par Elle, le 4 novembre 2017

Charlotte Gainsbourg © Steven Pan
Le rendez-vous est donné à Paris dans le lounge de l’hôtel Montalembert, à deux pas de la rue de Verneuil, là où habitait Serge. Hasard ? Vêtue d’une chemise et d’un pantalon noirs, Charlotte Gainsbourg parle d’une voix douce, lente, précise. Il y a en elle quelque chose de solaire qui rappelle sa mère, Jane Birkin, et qui ne transparaît pas toujours sur les photos. Malgré les thèmes douloureux qu’elle aborde dans son nouveau disque, elle semble comme libérée. Peut-être cet album, solennellement titré « Rest » (comme dans « Rest in peace », Repose en paix), marque-t-il un tournant dans sa vie. Il constitue, en tout cas, une incroyable mise à nu de son âme qui étonne chez quelqu’un doté d’une réputation d’extrême discrétion et de pudeur. Pour la première fois depuis l’album « Charlotte for Ever » (enregistré en 1986 avec son père), elle chante en français. Pour la première fois, elle a écrit elle-même les textes. Pour la première fois, elle aborde la mort de sa soeur Kate, disparue tragiquement en 2013, le décès de son père, ou le sentiment d’imposture qu’elle a toujours éprouvé en tant qu’actrice. Une confession impudique, une prise de risque maximale qui n’a pas d’égal dans sa carrière (à part peut-être, et dans une moindre mesure, ses rôles transgressifs chez Lars von Trier). Les paroles de ses chansons jettent une lumière si crue sur sa vie qu’on ne peut s’empêcher d’avoir envie de les citer longuement. Dans le morceau « Kate » (trois chansons sont consacrées à sa soeur), elle chante : « Tes cheveux de cendre/Ton âme trop tendre/Que rien ne berçait/Tu disparaissais/Dressée à l’alcool/Sans qu’il te console/Perdue à jamais/Si seule à t’attendre/Tiens mon coeur à fendre/Qu’est-ce que t’en as fait ?/Crois-tu qu’on s’ressemble ?/On devait vieillir ensemble ». Dans « Lying With You », elle évoque Serge Gainsbourg sur son lit de mort : « Ta jambe nue sortait du drap/Sans pudeur et de sang-froid/J’étais allongée contre toi/Laisse-moi donc imaginer que j’étais seule à t’aimer/D’un amour pur de fille chérie/ Pauvre pantin transi ». Dans la chanson « I’m a Lie » (« Je suis un mensonge »), elle balance à propos d’elle-même : « Mon embarras, c’est moi/À jamais réservée/À toute heure timorée/Mon incommodité me dessert et pourtant/Je rêvais bien d’excès/De fantasmes indécents/Sous mon air retenu/Discret et bienséant ». Aussi sombres soient-elles, ses chansons ne tombent jamais dans le larmoyant ou le pathos. Car la musique – écrite par le petit génie de l’électro française SebastiAn – reste formidablement mélodieuse, entraînante, parfois même dansante, rappelant à certains moments la flamboyance du grand Serge époque « 69 année érotique ». Il ne s’agit pas d’un journal intime mis en musique, mais bel et bien d’un superbe album de pop électronique en français, mi-gothique, mi-futuriste, qui vous envoûte et vous hante. Entretien avec une fausse timide, une prudente qui cherche le danger, une âme toujours prête à choir, mais qui ne cesse de se réinventer.
ELLE. Comment l’idée de chanter en français vous est-elle venue ?
Charlotte Gainsbourg. Depuis « Charlotte for Ever », en 1986, je n’avais jamais voulu chanter en français. Je ne souhaitais pas qu’on puisse comparer mes textes ou ceux d’un autre à ceux de mon père. Cela aurait été trop difficile à soutenir. Pourtant, ces dernières années, j’étais taraudée par l’envie d’écrire dans ma langue paternelle. J’ai fait quelques tentatives. Certaines ont réussi, mais, la plupart du temps, je n’étais pas contente de moi, j’en avais honte. C’était très frustrant. J’ai plus ou moins abandonné l’idée. Puis j’ai perdu ma soeur. Cela a été un traumatisme très fort. J’ai fui Paris pour m’installer à New York avec Yvan [Attal, son compagnon, ndlr] et nos enfants. Là-bas, je me suis retrouvée dans une situation d’urgence. J’avais besoin de parler d’elle, de ma douleur. La musique a été le lieu pour le faire.
ELLE. Dans quel état vous sentiez-vous pendant cette période ?
Charlotte Gainsbourg. Tout ce qui me venait était en rapport avec elle. J’étais totalement obsessionnelle, totalement obsédée par elle. Je n’avais pas du tout envie d’échapper à ces pensées, au contraire. Faire cet album n’avait rien de thérapeutique. Je n’ai pas essayé de me guérir ou d’apaiser la douleur. Je voulais juste décrire des choses qui étaient liées à elle, à mon enfance, à ma peine. Mais il y a aussi des chansons sur mon père, sur mes enfants, sur la vie de couple.
ELLE. Comment expliquez-vous que quelqu’un d’aussi pudique que vous se soit autant dévoilé ?
Charlotte Gainsbourg. Dans ce moment de ma vie, c’était une nécessité. Peut-être était-ce aussi lié au fait d’être à New York. Dans cette ville, les gens ne savaient pas qui j’étais, ni ce que je venais de vivre. J’avais besoin de parler d’elle, de raconter qui elle était. Au contraire, lors de la mort de mon père, en 1991, l’autre moment le plus douloureux de ma vie, je n’avais pas envie de m’exprimer. Tout le monde parlait de lui autour de moi. J’avais plutôt tendance à me boucher les oreilles.
ELLE. Pourtant, bizarrement, cet album paraît assez peu mélancolique ou déprimant.
Charlotte Gainsbourg. C’était mon souhait. Bien que les textes soient douloureux – mais pas larmoyants, j’espère ! -, j’avais envie que la musique prenne le contre-pied, qu’elle soit virulente, enflammée, mélodieuse, entraînante. Pour « Les Oxalis », où j’évoque une balade au cimetière, je me souviens que SebastiAn me disait : « Tu es sûre de vouloir ce texte sur cette musique disco ? » Mais oui. Je désirais l’opposition entre ma nostalgie, ma souffrance, et une envie de vivre que je revendique aussi.
ELLE. Ce disque baigne dans les souvenirs de votre enfance. Êtes-vous marquée par votre passé ?
Charlotte Gainsbourg. Oui, je suis très nostalgique de cette période. C’est sans doute un moment que j’ai embelli. Ma soeur Kate me rappelait souvent qu’on n’avait pas eu une enfance si paradisiaque que ça. Mais elle avait quatre ans de plus que moi et elle avait sans doute plus conscience de certaines choses. N’empêche. Tout me semblait beau, magique. J’avais mon propre monde, j’inventais des choses, je me suffisais presque à moi-même.
ELLE. Dans la chanson sur votre père, vous le décrivez sur son lit de mort. Pourquoi avoir choisi ce souvenir si particulier ?
Charlotte Gainsbourg. J’ai voulu parler de cette scène, car c’est l’image la plus forte que j’ai eu à voir et à vivre. Bien sûr, j’ai en mémoire plein de souvenirs formidables. Mes parents se sont séparés quand j’avais 9 ans et j’ai donc souvent vu mon père seule jusqu’à l’âge de 19 ans. C’étaient des moments magiques, inoubliables. Mais justement. Son décès a vraiment été un choc dont j’ai eu beaucoup de mal à me remettre. Et la vraie césure a eu lieu quand je l’ai vu mort. C’est une scène qui a duré plusieurs jours, qui avait quelque chose d’irréel.
ELLE. Vous vous y dépeignez comme un « pantin transi d’amour » face à lui. que voulez-vous dire par là ?
Charlotte Gainsbourg. Sa mort m’a tellement ravagée que, pendant les dix ans qui ont suivi, je n’étais plus qu’une pauvre petite chose. Cela va sembler très convenu, mais mon père était quelqu’un d’exceptionnel, hors du commun, très à part. Bien sûr, il y avait le talent, le génie, que tout le monde connaît. Il y avait aussi tous ses défauts, l’alcool, la cigarette, les excès. Mais c’était une personne qui avait un tel charme, une telle timidité, un tel mal-être aussi, qu’il était très difficile de ne pas l’aimer d’un amour inconditionnel.
ELLE: Dans cet album, vous n’êtes pas tendre avec vous-même. dans « i’m a Lie », vous vous moquez de votre propre timidité. est-ce si difficile à vivre ?
Charlotte Gainsbourg. Cette chanson est pour moi la plus légère de l’album ! Je me tourne en dérision. Mais c’est vrai que ce n’est pas très agréable de vivre avec ce caractère. D’être toujours dans l’inconfort, dans le doute. C’est fatigant, très fatigant. Mais, en même temps, je me rends compte que je me suis servie de ce sentiment dans mon travail d’actrice et de chanteuse. Je l’ai apprivoisé. Cela fait partie de moi maintenant. Je préfère cet inconfort que de prétendre être parfaitement à l’aise.
ELLE. Vous avez souvent dit que vous ne vous sentiez pas tout à fait artiste, que vous auriez aussi pu vivre une simple vie de famille. Est-ce toujours le cas ?
Charlotte Gainsbourg. J’ai toujours eu un peu honte de prétendre être une artiste, toujours éprouvé un léger sentiment d’imposture. Surtout dans mon travail d’actrice. Être actrice pour moi, c’est une activité et un plaisir qui m’échappent totalement. Ce n’est pas quelque chose que je peux revendiquer. Quand je joue, je ne contrôle tellement rien – et je ne cherche pas à le contrôler – que j’ai du mal à me sentir responsable de ce que je fais ! [Rires.]
ELLE : Mais, si vous êtes si timide et que vous ne vous êtes jamais sentie totalement artiste, pourquoi avoir continué à jouer et à chanter, à faire de tels efforts sur vous-même ?
Charlotte Gainsbourg. Parce que cela me manque quand j’arrête ! Ce n’est pas une nécessité impérieuse, mais, si j’y mettais un terme, je serais terriblement frustrée, avec un grand sentiment de vide. Et puis mon rapport à l’art a évolué. En m’installant à New York, je suis devenue plus sereine, apaisée. Dans cette ville, tout le monde est artiste, tout le monde essaie de l’être. Du coup, cela a banalisé mon rapport à la création : je suis juste quelqu’un qui travaille dans la sphère artistique et qui essaie de faire son truc dans son coin. Je me suis remise à dessiner, j’ai pris des photos, j’ai fait mes propres clips.
ELLE. Comment votre famille, votre entourage ont-ils accueilli ce disque, qui les concerne aussi ?
Charlotte Gainsbourg. Yvan m’a accompagnée tout au long de l’enregistrement. Il était emballé et ne cessait de m’encourager. Ce qui me faisait plaisir, car il n’est pas du genre à faire des compliments sans le penser. Une fois l’album fini, je l’ai fait écouter à ma mère, qui a bien réagi, ainsi que tout mon entourage. Ce qui m’effrayait, c’était de les peiner. Quand on s’expose, on peut toujours se protéger soi, mais protéger les autres, c’est plus difficile. Je ne voulais pas raviver des douleurs, des souffrances. Ma famille n’a pas besoin de ça.
ELLE. Artistiquement, vous avez toujours été l’interprète du désir des autres, des réalisateurs, des compositeurs. quel effet cela fait-il d’avoir pris le contrôle de son travail ?
Charlotte Gainsbourg. J’aime vraiment pouvoir dire que les textes sont de moi. C’est un album qui me ressemble et que je peux revendiquer. Du coup, il est plus facile d’accepter les compliments et les critiques. Avant, j’étais fière d’avoir travaillé avec des artistes comme Air ou Beck, mais ce n’était pas une vraie collaboration, comme celle que j’ai eue avec SebastiAn. Il y a eu une alchimie qui s’est créée.
ELLE. Dans « i’m a Lie », vous dites que vous avez toujours rêvé d’excès, de transgression. Est-ce qu’on connaît mal la vraie Charlotte Gainsbourg ?
Charlotte Gainsbourg. J’ai toujours vécu dans la peau de quelqu’un qui connaît beaucoup de frustrations, qui a une furieuse envie de sortir de sa coquille. Et, parfois, je l’ai fait. Comme avec les films de Lars von Trier, où il me poussait dans mes extrêmes. En fait, c’est tout ce dont je rêve ! [Rires.]
ELLE. Comment expliquez-vous cette timidité par rapport à votre histoire ?
Charlotte Gainsbourg. Je ne sais pas. Enfant, j’étais plutôt un clown. Nous étions très exposés. Nos parents aimaient apparaître dans les médias. On faisait des photos dans « Paris Match », ce genre de choses, et cela ne me gênait pas. C’est à l’adolescence que je me suis refermée. J’avais des ambitions artistiques – je voulais chanter « Lemon Incest », jouer dans « Paroles et Musique », on ne m’a pas forcée ! – tout en étant très mal à l’aise. Il y avait le désir de s’exprimer et, en même temps, j’étais gênée de me mettre en avant devant le public, d’être reconnue dans la rue. Je l’ai très mal vécu. Je me suis protégée en me repliant sur moi-même.
ELLE. Comment vivez-vous le temps qui passe ? Est-ce quelque chose qui vous travaille ?
Charlotte Gainsbourg. Oui. Je ne suis pas du tout en paix avec ça. Je n’ai pas une belle philosophie de la vie qui me permettrait d’accepter la vieillesse. Pour moi, ce n’est que du négatif. Avec l’âge, j’espérais que j’allais développer une certaine sagesse, mais je ne la vois pas venir ! [Rires.]
ELLE. Pensez-vous que cet album en français va changer votre carrière ? Allez-vous devenir davantage chanteuse qu’actrice ?
Charlotte Gainsbourg. Je ne le crois pas. J’ai encore beaucoup de mal avec ma voix, chuchotée, fluette. Je ne la considère pas vraiment comme un instrument. Écrire des paroles me donne une assise plus forte, mais cela ne fait pas de moi une chanteuse. Quand il va falloir monter sur scène, je vais devoir lutter pour me faire entendre, lutter contre la batterie, les autres instruments, contre le niveau sonore. Et puis il est difficile d’affronter le public avec des chansons aussi personnelles, intimistes. Mais j’ai très envie de les défendre sur scène. Il va falloir que je trouve une solution !
« Rest », de Charlotte Gainsbourg (Because Music). Sortie le 17 novembre.