Rue de Verneuil, la découverte envoûtante de la Maison Gainsbourg (Vanity Fair)

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Projet fou porté trente ans durant par sa fille Charlotte, la maison de Serge Gainsbourg ouvre ses portes au public le 20 septembre. Une expérience intimiste et émouvante, qui cultive avec élégance un certain goût du secret.

Par Pierre Groppo, Vanity Fair, 14 septembre 2023

LE 5bis rue de Verneuil par ALEXIS RAIMBAULT

La Maison Gainsbourg ? De l’extérieur, rien n’a changé. Les murs du 5bis, rue de Verneuil, en plein cœur de Paris, sont toujours couvert de graffitis en hommage à Serge Gainsbourg, arrivé dans les lieux en 1969 et qui s’y éteindra, seul, une nuit d’hiver de 1991. De son vivant, l’adresse était déjà une légende, à tel point que le chanteur et compositeur français le plus célèbre de la deuxième moitié du XXe siècle choisira parfois de se cacher à l’hôtel Raphaël pour échapper à ses fans. Depuis sa mort, le 5bis, rue de Verneuil est un mythe, sorte de seconde tombe fermée sur elle-même et sur laquelle des centaines de passants viennent se recueillir, laisser un mot, une image, un dessin sur le crépi blanc. Les hommages sont nombreux aussi pour saluer la mémoire de Jane Birkin, qui vécut ici avec ses filles Kate et Charlotte. Disparue cet été, la plus française des artistes britanniques n’aura pas pu assister au grand final de ce projet de longue haleine qu’est la Maison Gainsbourg, et que le public pourra découvrir à partir du 20 septembre. À cette date, il sera possible, au compte-goutte et sur réservation, de pousser la porte du 5bis, rue de Verneuil et de découvrir son intérieur laissé en l’état, avant de poursuivre dans la galerie-musée située au n°16, juste en face, puis au n°14, dans le piano-bar baptisé Gainsbarre.

À la boutique, il est possible de s’offrir les fameuses Repetto blanches et le jean Lee Cooper de l’homme à la tête de chou (la sculpture éponyme de Claude Lalanne achetée en 1976 par le chanteur conclut d’ailleurs la visite du musée). On y trouve également une sélection de livres, de vinyles, et même une veste Saint Laurent, réinterprétée par Anthony Vaccarello. « Elle est inspirée par celle que mon père avait trouvée aux puces, en Angleterre. Je crois qu’il l’avait payée deux livres sterling, à l’époque. Bon, ici le prix n’est pas tout à fait le même », sourit Charlotte Gainsbourg, avec cette grâce qui est la sienne et sa voix inimitable. Car la Maison Gainsbourg, c’est elle, avant tout : l’hommage fou d’une fille à son père, un projet de plus de trente ans sans cesse repoussé, rendu acrobatique par l’exiguïté des lieux (120 mètres carrés), les financements, la nécessité de trouver un espace adjacent (une ancienne salle d’aquabiking a finalement fait l’affaire). Depuis trois ans, la rumeur ne faisait qu’enfler, et quand 15 000 billets ont été mis en vente en ligne au mois d’avril, c’est dans la journée qu’ils ont été écoulés.

Le salon du 5bis, rue de Verneuil, photographié en 1991 par Pierre Terrasson.

« Quand mon père est mort, j’ai eu comme un refus de deuil, explique l’actrice et chanteuse. Tout le monde s’est approprié mon père : ici, il y avait cette porte qui pouvait se fermer, où je pouvais me recueillir, et j’ai tout de suite pensé à en faire un musée. Je suis allée voir les ministères, la mairie, mais je crois que je n’avais pas un projet très viable », poursuit celle qui a racheté leur part à ses frères et sœur et veillé à ce que rien ne change, même si, concède-t-elle, « il y a quelques visites dont je ne suis pas au courant ». Trois décennies durant, les travaux ne sont que de l’entretien avec « des moments de grande poussière : je rafistolais, mais je n’ai rien touché, je voulais figer les choses ». Les étapes se succèdent, les idées folles d’un bar, d’un hôtel aussi . « En 2008, alors que je travaillais avec Nicolas Ghesquière chez Balenciaga, François-Henri Pinault a voulu m’aider : il m’a présenté Jean Nouvel, qui a imaginé de désosser la maison et de faire un écrin de verre pour qu’on puisse la voir de dessus, par les côtés », se souvient Charlotte Gainsbourg, qui recule finalement au moment où sort le biopic de Joann Sfar consacré à son père, en plus d’une exposition et d’un livre… « J’ai eu un rejet, je ne me sentais pas prête. J’ai refermé la porte. Ça a été difficile d’admettre que c’est à cause de moi que ça ne se faisait pas. »

Pendant trente-deux ans, Charlotte Gainsbourg a veillé sur le 5 bis, rue de Verneuil comme sur un sanctuaire. – Photo Jean Baptiste Mondino

Le goût du secret et des bonbons à l’anis

Il faudra attendre qu’elle s’installe à New York pour que les choses reprennent leur cours. Elle s’ouvre alors à Stephan Crasneanscki, plasticien sonore et fondateur du collectif Soundwalk Collective, avec qui elle multiplie les projets en compagnie de Patti Smith ou Willem Dafoe : « Je lui ai dit que je n’en pouvais plus de la rue de Verneuil. J’ai pensé à vendre. Là, il m’a dit : “Laisse-moi t’enregistrer. Parle moi de tes souvenirs.” » Aujourd’hui, grâce à un système de casque, c’est Charlotte Gainsbourg qui guide (en français et en anglais) les visiteurs du 5bis. Un parcours émouvant et immersif, même si photos comme vidéos sont strictement interdites – afin de préserver le secret des lieux. Six visiteurs au total peuvent s’y trouver en même temps : on y entre uniquement deux par deux, toutes les dix minutes. La première surprise, c’est la taille : l’endroit est petit, reclus, avec ses murs noirs, ses fenêtres à l’anglaise ; un living room, une petite cuisine, à l’étage la chambre de Serge, la salle de bain, son bureau, l’ancienne chambre de Jane Birkin où l’auteur de la Javanaise et de Je t’aime moi non plus accumula, après son départ, une curieuse collection de poupées anciennes. « C’est une time capsule », s’enthousiasme Sébastien Merlet, directeur scientifique de la Maison Gainsbourg et biographe ultime de l’artiste à qui il a consacré le Gainsbook (éd. Seghers, 2019). Tout est là : les livres, les photos, les « unes » de magazines encadrées, les disques d’or, les médailles des policiers invités à boire des coups tard dans la nuit, le paquet bleu de Gitanes vide, et, à côté du lit, les boîtes d’anis de Flavigny et le tube de Smarties.

La maison d’un solitaire qui n’aimait pas la solitude

« Voilà, c’est chez moi. Je ne sais pas ce que c’est : une sitting-room, une salle de musique, un bordel, un musée… » racontait Serge Gainsbourg dans un entretien datant de 1979. Une drôle de vision qui plane toujours dans ce lieu indéfinissable : on s’attendrait presque à le voir descendre l’escalier, où est accrochée sa collection de photos de Marilyn Monroe. « Dans la cuisine, on n’a rien enlevé, à part ce qui a moisi : on a eu des boîtes de conserve qui ont explosé, et les gâteaux Yes sont d’époque : sous le plastique, ça dure », s’amuse Charlotte Gainsbourg. Bien plus qu’un audioguide, la visite de cette « maison de solitaire qui n’aimait pas la solitude » égrène des souvenirs très personnels : les leçons de piano, l’étrange lustre de la salle de bain, la chambre de Jane, et même la mort de son père, retrouvé dans son lit le matin du 2 mars 1991. « Je suis à la fois très pudique et impudique, comme il l’était lui-même », justifie la comédienne en parlant d’une expérience qu’elle a voulue différente et singulière. La mission est réussie, et la visite intimiste, au sens propre du terme, échappe au travers qu’aurait pu être celui du mausolée. Elle se poursuit ensuite en face, au numéro 14, dans le musée : une longue galerie évoquant un couloir, où l’on découvre les objets de sa vie, les pochettes d’albums, bien sur, les lettres (dont celle de Brigitte Bardot, sur papier à monogramme datant de son mariage avec Gunter Sachs), mais aussi pages d’agendas, notes de restaurants, et ce bulletin scolaire de l’école de la rue Blanche datant de 1938 décrivant un élève « vivant, docile, timide attentif, sans inclinaison très nette pour une orientation future ». Les agendas à spirale voisinent avec les bibelots, les tapuscrits et un flacon de parfum Van Cleef & Arpels, le tout sous des douches sonores diffusant des extraits de chansons et d’interviews. Au sous-sol, un espace est réservé aux expositions temporaires. Jane B. y est, naturellement, à l’honneur ces jours-ci.

Le musée de la Maison Gainsbourg : la moquette est la même qu’au 5bis rue de Verneuil. ALEXIS RAIMBAULT

Magazines, disques, vieux papiers : plus de 25 000 objets font partie de la Maison Gainsbourg. ALEXIS_RAIMBAULT

Des mois entiers auront été nécessaires à Anatole Maggiar, directeur des contenus et de la programmation, et Sébastien Merlet pour répertorier et inventorier pas moins de 25 000 références, et scanner en haute définition des milliers de lettres et de documents personnels – la calligraphie de Serge Gainsbourg inspirant même la charte graphique signée par Yorgo Tloupas. Charlotte leur avait ouvert les portes de la maison : ils sont repartis avec des piles entières de documents et ont retrouvé des trésors, comme la partition originale de Melody Nelson, en sommeil depuis trente ans dans la « chambre des poupées ».

La veste de Serge Gainsbourg, retravaillée par Anthony Vaccarello chez Saint Laurent. ALEXIS RAIMBAULT

A l’intérieur du Gainsbarre. ALEXIS RAIMBAULT

Cocktails et partitions originales

Tout le reste a été replacé à l’identique. « Les choses, même quand vous n’y touchez pas, ont tendance à bouger : en trois décennies, insensiblement, elles partent à la dérive, explique Sébastien Merlet. Mais on a eu une chance, ou plutôt deux. La première, c’est le reportage sur la rue de Verneuil que Bambou (la dernière compagne de Gainsbourg) a commandé en 1991 au photographe Pierre Terrasson. La deuxième, c’est le dallage du salon, qui permet de dessiner des lignes, et, grâce aux photos, de retrouver l’emplacement de chaque objet », poursuit-il au sein du Gainsbarre, le café et piano-bar de la Maison Gainsbourg.

Confié à Jacques Garcia, le décor du bar s’inspire de l’antre du compositeur : même moquette à motifs nénuphars au sol, mêmes dragons noirs apposés sur les côtés du bar et même dallage que celui du salon – pierre de Bourgogne et cabochons de marbre noir – dans la boutique faisant office d’entrée. Les huisseries sont à l’anglaise ; au mur, un vaste miroir évoque celui de la chambre de Serge. Le soir, quand le musée ferme, l’éclairage du Gainsbarre change, se tamise, et, derrière le miroir, apparaissent comme par magie manuscrits et partitions originales des chefs-d’œuvre de Gainsbourg : Elisa, Comic Strip, Initials BB… Tandis qu’un musicien se met au piano, les cocktails favoris de Serge, grand amateur de mixologie, commencent leur défilé. Il y a là le Gibson avec ses oignons grelots, le Terrible inventé avec Jacques Dutronc et, pour une version sans alcool, le Soutien Gorge, un lait grenadine autrefois servi à Charlotte. Tandis qu’en face, le silence reprend ses droits, au n°16, la nuit ne fait que commencer. La nuit, cette autre maison que Serge Gainsbourg n’a cessé d’habiter.

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