Charlotte Gainsbourg et ses mystères (L’Officiel)

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Par Jean-Paul Enthoven, dans L’Officiel n°858 septembre 2001

Vers midi, au bar du Lenox, elle a un visage d’ange effarouché. Aucun maquillage. Une allure acidulée. Une épaule nue façon Birkin-seventies. Dans son regard, de vagues lueurs d’effroi ou d’ennui devant les rites d’une promo. Café, cigarette, sourires, magnéto, blabla. Sa voix revendique une sérenité démentie par l’agitation des mains.  Dehors, le ciel est gris. Charlotte est très pro. et si polie. Et si douce. Ce matin-là, « l’exquisse esquisse » est-comme toujours ?-en équilibre entre deux paniques. Cette femme est une actrice. Cette actrice -qu’on a connue si jeune- est desormais, une femme.

Charlotte : La féminité, vous savez, j’ai lontemps eu des problèmes avec ça…Et ce n’est pas facile de s’accepter femme quand on a démarré avec un masque de gamine précoce…

J-P Enthoven: Il n’y a pas si longtemps
Charlotte: Oui et non. C’était hier et ça semble lointain. Ah, j’ai perdu beaucoup de temps… C’est comme si, dans ma vie de femme, j’avais raté des épisodes…

J-P E. : Et aujourd’hui, qu’en faites-vous de votre féminité ?
Charlotte : J’ai beaucoup de mal à me l’approprier. Je fais des efforts… Je me débrouille comme je peux… Mais se qui est triste, c’est que je m’habitue à être une femme au moment précis où ma jeunesse s’enfuit…

J-P E. : Ne me dites pas que vous avez déjà peur de vieillir…
Charlotte : Cette peur-là, on l’a tout de suite, ou on ne l’a jamais. Pour moi, ça a été tout de suite…et pour ne rien vous cacher, je crois que j’ai encore plus peur de vieillir que je ne l’imaginais…

Dès que l’on évoque l’âge, le temps, les rides, Charlotte se réfugie dans des gestes de porcelaine. Et dans une voix si subtilement murmurée que le magnéto me paraît bien inutile. Dans un soupir-adorable ce soupir…- elle se souvient de la belle gueule d’Al Pacino qui vieillit si bien entre le premier et le troisième « Parrain ». Elle se souvient, aussi, de Jessica Lange ou de Gena Rowlands et de leurs beaux visages sculptés par le temps.
Oui, il faudrait apprendre à traverser la vie comme ces deux-là… Il y a tant de mélancolie sur sa frimousse angélique qu’on se demande si le bonheur lui fait encore envie…

Charlotte : Ah, le bonheur, c’est très désirable, bien sûr. Pourtant je ne sais pas si je suis assez douée pour lui… Est-ce que je suis heureuse ? Souvent, en tout cas…  Grâce à Ben, mon fils, grâce à Yvan, mais jamais grâce à moi. Avant eux, et malgré mes parents géniaux, c’était pas drôle tous les jours… Ben et Yvan m’ont appris à m’accepter telle que je suis.

J-P E. : Qu’y aurait-il donc d’inacceptable en vous ?
Charlotte : Je ne sais pas… Ce que je peux affirmer, c’est que j’ai eu beaucoup de mal à devenir moi-même. Il m’a fallu de la patience, de l’obstination et de la psychanalyse…

J-P E. : Ah bon…
Charlotte : Oui, mon psy m’a fait du bien…

J-P E. : Vous aviez choisi un homme ou une femme ?
Charlotte : Un homme. Normal. Après la mort de mon père, il fallait bien que je continue de parler à un homme…

Ce qui est troublant, avec Charlotte, c’est qu’elle n’en finit pas d’avouer ses faiblesses, ses insuffisances, ses manques. Sans impudeur. Sans délectation. Elle se sait fragile, elle l’avoue, et cette fragilité, du coup, se transforme en une sorte d’invulnérabilité provisoire. Rieuse, elle allume une nouvelle cigarette…

Charlotte : La bonne santé, vous vous en doutez, c’est un truc dont on ne se souciait pas trop dans ma famille…

J-P E. : Vous aimeriez arrêter de fumer ?
Charlotte : Non ! non ! Les cigarettes me rassurent. Et je ne peux pas, je ne dois pas, me priver de ce qui me rassure…

J-P E. : Et qu’est-ce qu’on vous a pas appris, encore, dans votre famille ?
Charlotte : La normalité. ça, on me l’a jamais appris. Alors je m’applique…

J-P E. : et ça ressemble à quoi, selon vous, la normalité ?
Charlotte : Je ne sais pas vraiment. Disons, par exemple, que dans ma famille, les femmes ne font jamais deux enfants avec le même homme. Alors, moi, j’aimerais bien essayer…

Dehors le ciel est moins gris. Un rayon de soleil s’est même glissé dans les cheveux de Charlotte et souligne son profil mutin. J’ai brièvement, l’impression qu’elle sort d’un roman russe-ou qu’elle songe à y rentrer. Il y a, d’emblée, du Tourgueniev ou du Tchekov dans cette femme-là. La converstion qui s’ensuit est décousue. Puisque le magnéto a été remisé, je crois que nous avons sautillé, selon l’humeur, d’un sujet à l’autre. De maman Jane à la politique (« je vote depuis peu »); de Woody Allen (« il me fait penser à Yvan… ») au maquillage (« J’aime le naturel, à cause de ma mère, mais je ne méprise pas les techniques de camouflages… »); de Jospin (« il est sympa… ») à Loft Story (« ça m’a pris la tête… »); de Serge, son totem, à ses tentations végétariennes ou anorexiques.
Puis on revient à Yvan…

Charlotte : Yvan, je l’admire. Et je l’admire d’avoir réussi son film même si ce film me l’a un peu trop pris… Avant on avait une vie paresseuse, on se posait pas trop de questions, mais avec ce film, tout est devenu plus intense, plus fort… J’aime l’histoire de nos vie mêlées, dans la réalité, sur l’écran… ça fait peur quand même…

J-P E. : Peur ?
Charlotte : Oui. ça fait peur. II faut posséder les choses pour avoir peur de les perdre. et dans ma vie, la peur est toujours là quand les choses sont fortes. Comme si c’était le signal de leur précarité… En plus, j’entretiens une relation très particulière avec la peur. Moi, j’ai sans cesse des flashs de catastrophes, d’accidents, de drames… Et il faut que je compose avec ça… J’y parviens… Enfin, je m’efforce d’y parvenir…

Encore une tasse de café ? Encore une cigarette ? Encore des mots de promo ? Charlotte toujours aussi pro, douce et polie, est un peu lasse. On revisite sa mémoire. on brasse d’ultimes confi-dences dont je livre le contenu tel quel…

J-P E . : Vos lectures en ce moment?
Charlotte : « Lumières d’août » de Faulkner..

J-P E. : Les romans qui comptent pour vous ?
Charlotte : Les grands romans de Cé1ine, « Les Belles endormies » de Kawabata,
« La Guerre des Gaules »…

J-P E. : Ce n’est pas un roman, « La Guerre des Gaules »…
Charlotte : Non, bien sûr, mais mon père, qui me l’avait conseillé, adorait Jules Cesar..

J-P E. : Quoi d’autre ?
Charlotte : « Vingt-Quatre heures dans la vie d’une femme », « Le Journal d’Anne Frank »… car je suis très obsédée par la shoah, les camps de la mort… Dans la famille, il y a un grand-oncle qui est mort à Auschwitz…

J-P. E. : Vous vous sentez juive ?
Charlotte : Oui, c’est très important, Enfin c’est important et confus. Le judaïsme, vous savez, c’est une histoire de transmission.
Et, depuis la naissance de Ben, j’ai envie d’être plus proche de ce que je dois transmettre.

Elle semble soudain requise par des souvenirs dont elle ne me dira rien. Sur son visage, une expression de désarroi et de paix. C’est étrange: Charlotte peut, en une seconde, passer de 1’enfance a la maturité. Et de la gravité à 1’insouciance. Encore des questions ? Non, c’est fini.
Voudra-t-elle relire ses réponses ? Pas la peine. De toute façon les mots sont toujours infidèles. Elle a un rendez-vous du côté de la rue de Condé. Au revoir, à bientôt, merci, vite, vite, j’ai trop parlé. Dans la rue, elle se sauve. Les anges, par principe ne s’attardent jamais dans la réalité.

 

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