Charlotte Gainsbourg: « J’aime me torturer un peu » (Madame Figaro)

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De, Richard Gianorio, Madame Figaro, Décembre 2011

On la réclame, on l’encense, on la plébiscite : jamais la cote de l’exquise Charlotte n’a été aussi élevée. Valeur sûre du cinéma, muse sulfureuse de Lars von Trier, chanteuse à succès et mère de trois enfants : cette fille-là a tout bon. On l’adore.

En Angleterre, le pays de sa mère, on pourrait dire qu’elle est une « late bloomer », une fille qui s’épanouit sur le tard. Et impose un charisme sans tapage. Charlotte Gainsbourg, qui a eu 40 ans – on peut le dire, puisqu’elle en paraît moins de la moitié –, est désormais une valeur sûre du cinéma européen. Son travail remarquable avec Lars von Trier (un troisième film en projet) l’a désinhibée et consacrée grande actrice. Son troisième album comme chanteuse a été plébiscité par le public. La femme, elle, si délicate, vient d’avoir un troisième enfant, Joe, née cet été. Et cet après-midi-là, à l’hôtel Montalembert (à Paris), elle attend sagement la fin de sa journée de promotion pour filer allaiter son bébé : « J’adore cette contrainte-là. » Cette semaine sort un double album, Stage Whisper (1), reprenant les titres d’IRM, signés Beck, assortis de huit inédits où la voix de Charlotte, qui joue le grand écart entre l’electro-pop hypnotique et les ballades plus apaisées, a gagné en assurance. Interview.

Madame Figaro. – Sur ces nouveaux titres, vous semblez avoir pris de l’assurance : votre voix est plus affirmée, plus posée aussi…
Charlotte Gainsbourg. – J’ai beaucoup moins d’appréhensions à l’idée de me tenir derrière un micro. Je me suis amusée, comme si chanter était enfin devenu une sorte de partie de plaisir. Et puis, j’ai aimé retrouver Beck et rencontrer de nouveaux musiciens comme Connan Mockasin. Je voulais me pousser, essayer autre chose. C’est le cas avec Terrible Angel, un titre qui évoque la dualité qu’on peut porter en soi et les peurs qui vous freinent ou vous terrassent. Autrement dit, un sujet qui me parle. (Elle rit.) Beck me connaît bien sans que j’aie eu à me confier à lui. À moins que je ne sois un livre ouvert ?

Votre voix semble apaisée…
Apaisée, non, mais beaucoup plus spontanée. Je m’autorise des erreurs, je m’autorise à mal chanter, voire à ne pas être une chanteuse… Avant, il y avait le poids de bien faire, d’être légitime par rapport à un héritage familial. Il fallait que cela ait l’air bien, comme si j’avais besoin de l’approbation générale. Le fait d’avoir rencontré le public m’a fait comprendre que j’avais le droit d’être là et donc aussi peut-être de pouvoir me tromper. La scène m’a libérée.

Peut-on parler de lâcher-prise ?
C’est exactement l’objet de mon travail avec Lars von Trier, dans les rôles qu’il m’a donnés comme dans sa méthode de travail. C’est mon personnage dans Melancholia : une fille terrifiée à l’idée de lâcher prise. Le contrôle a longtemps été un frein chez moi. Je ne dis pas que je suis complètement débarrassée de ça, mais j’ai enfin compris que j’avais la chance de faire un métier où je peux m’amuser. C’est tard, mais ce n’est pas trop tard.

De la même façon, votre rapport à l’image s’est-il libéré ?
Je suis beaucoup plus détendue, même s’il y a l’appréhension de l’âge. Ce n’est pas plaisant d’imaginer la cinquantaine dans dix ans. (Elle sourit.) L’âge, c’est impossible de ne pas y penser quand on est actrice, parce qu’il est vraiment difficile de bien vieillir, de rester épanouie et de trouver des rôles justes. Il faudrait que l’on vous aide à bien vieillir, alors qu’il y a des metteurs en scène et des chefs opérateurs qui font des dégâts. Et je ne parle pas du numérique ! Lars von Trier, par exemple, ne fait aucun cadeau. Sa lumière et ses images sont superbes, mais il se fiche bien de savoir si l’on voit nos cernes ou nos rides. Heureusement, même si l’on est narcissique, on ne pense pas à tout ça quand on tourne. Je ne me regarde pas (d’ailleurs, je ne pourrais pas l’assumer), je préfère donc penser que je suis entre de bonnes mains.

Que pensez-vous de toutes ces actrices qui ont recours à la chirurgie ?
J’ai l’impression que les filles qui vont trop loin ne savent plus se voir. C’est un engrenage. Personne n’est à l’abri. J’espère que j’aurai le courage de ne rien faire quand le moment sera venu, car il faut beaucoup de courage pour ne rien faire.

Quel âge ont les personnages qu’on vous propose ?
Je n’ai pas encore basculé dans une tranche d’âge précise, mais je viens de recevoir un scénario avec une fille vers la trentaine, et j’étais contente. (Elle rit.) J’ai joué pas mal de mères aussi, mais des mères d’enfants en bas âge, ce qui est flatteur. Généralement, on me propose des personnages de mauvaise mère, de mère maladroite ou perturbée, et c’est un euphémisme dans Antéchrist. (Elle rit.) Mais c’est comme dans la vie : nous sommes toutes des mères problématiques. Moi, je ne pense pas être une bonne mère.

Vous avez pourtant la réputation contraire…
Rien n’est simple quand on a des enfants. Il y a toujours un moment où l’on foire quelque chose…

Charlotte Gainsbourg enfant a-t-elle été ballottée d’un tournage à l’autre ?
Pas tant que ça. Dans mon souvenir, je le pensais, mais en réalité, mes parents nous embarquaient surtout pendant les vacances scolaires. Ils ne nous ont jamais placés dans une école sur le lieu d’un tournage, comme je l’ai déjà fait pour mes propres enfants. Je suis convaincue que ces expériences sont enrichissantes : elles valent le coup. Je ne me suis jamais sentie coupable d’emmener mes enfants sur un plateau, je sais qu’ils le vivent bien. Il y a aussi ces actrices qui font le sacrifice de leur propre vie. On peut faire le choix de refuser un film pour ne pas laisser ses enfants.

Cela vous est arrivé ?
Je ne veux pas sacrifier mon travail, car je serais malheureuse et mes enfants en souffriraient également. Si une actrice refuse des films et qu’elle est heureuse de les refuser, c’est bien. Mais moi, je ressentirais un vrai manque. En réalité, j’aime cumuler. J’aime tourner en ayant mes enfants près de moi. Est-ce égocentrique ? Je le fais. Forte de mon expérience, je me souviens avec bonheur de ces moments privilégiés où ma mère embarquait toute la famille, parents et enfants ; c’était quelque chose de hors norme, comme une fête.

C’est amusant de voir que les journalistes vous ont harcelée avec vos parents et qu’aujourd’hui ils vous questionnent sur vos enfants…
(Elle rit.) Quand j’étais une enfant, je détestais parler de mes parents en interview. J’avais besoin d’un monde à moi, de secrets… Du coup, je ne parlais pas et j’étais fermée comme une huître. Au début de ma relation avec Yvan (Attal, son compagnon, NDLR), j’ai continué à ne rien dire, je voulais faire le contraire de mes parents, qui avaient tout partagé avec tout le monde. Les années ont passé, il y a eu Ma femme est une actrice, le film d’Yvan où l’on jouait avec ça. J’ai pris de la distance et j’ai commencé à parler plus librement. Aujourd’hui, évidemment, je ne veux pas que l’on photographie mes enfants dans la rue, mais j’en parle spontanément. Je ne sais pas encore où sont mes limites. C’est vrai que la politique de ne rien dire du tout était plus simple à gérer !

Vous avez dit que chanter était impudique. Quelle sorte d’interprète êtes-vous ?
Je n’ai pas compris clairement ce qui se passe lorsque l’on chante. Je n’ai pas de recettes. Je vois bien qu’une interprétation trop intentionnelle, trop calculée, ne fonctionne pas. Là encore, il faut lâcher prise. L’idéal, c’est quand les choses arrivent malgré soi. J’aimerais mieux maîtriser, savoir par exemple où se placent les accidents et même comment on les provoque. Mais si je ne sais pas, c’est parce que je ne suis pas une vraie chanteuse…

C’est quoi, une vraie chanteuse, selon vous ?
C’est une voix plus assumée. Moi, je cherche encore.

Il vous arrive encore de dire aussi que vous n’êtes pas une vraie actrice !
On pense que je fais preuve d’autodépréciation, mais non, c’est juste que je ne pense pas avoir une technique suffisante. À chaque film, c’est comme la toute première fois. Je n’ai pas de méthode de travail, et des questions restent sans réponse. J’ai parfois l’impression que tout est bancal et aléatoire…

C’est quoi, une vraie actrice ?
Je me souviens d’avoir été très impressionnée par Laura Linney, avec qui j’avais tourné dans un film de James Ivory (The City of Your Final Destination). Il y avait une scène où son personnage était ivre, et elle jouait l’ivresse d’un coup, c’était totalement assumé. Moi, je n’assume pas le faux. Si je dois pleurer, alors je pleure pour de vrai. Ça me rappelle cette anecdote à propos de Marathon Man. Dustin Hoffman faisant un jogging pour être vraiment essoufflé, quand Laurence Olivier, lui, arrivait à perdre le souffle sur commande et sans s’épuiser préalablement.

Le vrai, le faux : un artiste doit-il tout donner ?
La souffrance fait partie du plaisir du jeu. Il y a chez moi une composante masochiste : j’aime me torturer un peu, ce qu’a très bien compris Lars von Trier. (Elle rit.) Pour l’instant, c’est une cuisine qui fonctionne très bien.

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