Charlotte Gainsbourg, paroles et musique (Courrier International)

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Le journaliste britannique Sean O’Hagan a rencontré la comédienne et chanteuse en janvier 2010, au moment de la sortie de son dernier album en date, IRM.

Par Sean 0’Hagan, The Observer, 25.08.2011

L ’été 2007, Charlotte Gainsbourg a eu un accident de ski nautique qui semblait sans gravité. Six semaines plus tard, après avoir assisté au festival de Venise à une projection du film I’m Not There de Todd Haynes, dans lequel elle joue l’une des femmes de Bob Dylan, elle a eu “des maux de tête pendant sept jours d’affilée”. De retour à Paris, elle a consulté le médecin et a découvert qu’elle avait de la chance d’être encore en vie.

“J’ai passé une IRM, on a constaté que mon cerveau avait été poussé contre un côté et que ma tête était gorgée de sang, explique-t-elle d’un ton légèrement hébété. Le médecin était sidéré. Il m’a dit que j’aurais dû être morte ou paralysée.”

Elle a été hospitalisée d’urgence. L’opération s’est bien passée (“en gros, cela a consisté à me percer un trou dans la tête”), mais il a fallu longtemps à Charlotte Gainsbourg pour accepter qu’elle était rétablie. Jusqu’au printemps 2008, elle a tenu à passer toute une série d’IRM, persuadée qu’elle allait mourir.

“Cela a été une période étrange et fragile”, raconte-t-elle trois ans plus tard, dans un anglais impeccable teinté d’un très léger accent français, ponctué de longues pauses lorsqu’elle cherche le mot juste. “Les médecins avaient beau me dire que j’allais bien, mon instinct me disait le contraire. C’était une sorte d’angoisse post-traumatique, je me sentais vulnérable en permanence, persuadée que j’allais mourir à chaque instant.” Au point d’avoir peur de travailler ? “Pendant un temps, oui. J’avais besoin d’être dans un cocon, seule avec ma famille. J’ai toujours pensé que j’étais forte et courageuse. Je n’imaginais pas avoir à ce point peur de mourir.”

Son rétablissement psychologique a véritablement commencé quand elle a repris le travail. Au printemps 2008, elle s’est rendue à Los Angeles, non pas pour faire un film, mais pour rencontrer Beck, l’auteur-compositeur, producteur et multi-instrumentiste américain. Ils avaient été présentés pour la première fois à un concert des White Stripes. Charlotte avait sans doute aussi été intéressée par la façon dont Beck avait samplé Melody Nelson, un classique de son père, Serge Gainsbourg, pour le titre Paper Tiger de son album Sea Change.

Dans le home studio de Beck, ils ont commencé à travailler timidement sur quelques ébauches de chansons. “Etre plongée dans le travail avec quelqu’un d’autre m’a fait oublier mes petits malheurs.” Elle a commencé par faire écouter à Beck l’enregistrement audio d’une IRM qu’elle avait trouvé sur Internet : “Pour moi, c’était le son du délire”, explique-t-elle, partant d’un bref rire nerveux qui revient à chaque fois qu’elle aborde un sujet intime. “Ç’a été ma première contribution, le son le plus intime et personnel qu’on puisse imaginer.”

Parmi les premières paroles que Beck avait écrites pour l’album, on trouve la phrase “drill my head full of holes” [“perce-moi plein de trous dans la tête”], qu’il a composée avant de connaître l’histoire de son accident. “Il s’est excusé par la suite, sourit-elle, mais j’y ai vu une sorte de signe.”

Quand un acteur ou une actrice enregistre un disque, on est le plus souvent déçu, mais ce n’est pas le cas avec IRM, le nouvel album de Charlotte Gainsbourg. Comme tout ce qui porte la marque de Beck, c’est un mélange éclectique de styles dont le seul fil rouge est la voix détachée et aérienne de la chanteuse. Le patchwork des influences musicales de Beck associé à la voix fragile de Charlotte Gainsbourg, qui rappelle son jeu d’actrice minimaliste, explique en grande partie la réussite de cet album.

IRM est le troisième disque de Charlotte Gainsbourg, bien que vingt ans séparent Charlotte for Ever, réalisé avec son père quand elle était adolescente, et 5:55, sorti en 2006. Ce dernier, encensé par la critique, a été produit par Nigel Godrich, de Radiohead, et contient des chansons écrites pour elle par Air et par Jarvis Cocker, entre autres.

“Beck m’encourageait constamment à écrire, dit-elle, modeste, mais le génie de mon père me pèse trop.” Je lui ai demandé en quoi consistait exactement son apport : “En général, il proposait un rythme et j’y réagissais. A partir de ça, il composait peu à peu une chanson. J’ai trouvé quelques paroles et titres, dit-elle sans hésiter. Mais je lui ai surtout donné quelques idées et pistes que je souhaitais explorer. J’ai apporté des livres, les poèmes d’Apollinaire et De l’autre côté du miroir [de Lewis Carroll]. Quelques indications, c’est tout. Nous n’avons pas eu de grands projets ou débats. Il a deviné ce que je voulais chanter.”

En personne, Charlotte Gainsbourg est exactement telle que je l’imaginais. Androgyne, d’une élégance discrète, légèrement éthérée. Elle incarne un certain type de décontraction contemporaine et ultraraffinée, à des années-lumières de l’idéal hollywoodien de la célébrité ou de la beauté. A 38 ans, elle reste une beauté atypique et, sous une certaine lumière, elle est le sosie de la jeune Patti Smith telle qu’immortalisée par Robert Mapplethorpe. Elle serait parfaite pour l’incarner à l’écran.

Le jour de notre entretien, dans le salon de thé de cet hôtel du quartier de Bayswater, à Londres, elle est chic avec son jean et son haut noir, et sa veste de cuir marron posée sur les épaules. A première vue, elle semble timide et gauche, un peu ailleurs : le même mélange de vulnérabilité et de retenue qu’elle imprime à ses rôles au cinéma. Elle a pourtant l’air excessivement équilibrée, ce qui n’est pas rien quand on connaît son histoire peu conventionnelle.

Son père, Serge Gainsbourg, était un provocateur protopunk qui est devenu l’antihéros préféré des Français. Sa mère, la belle comédienne et chanteuse anglaise Jane Birkin, fut la muse du chanteur et l’a accompagné un temps dans ses tribulations amorales. Ensemble, ils ont enregistré en 1969 Je t’aime, moi non plus, une chanson dont les allusions sexuelles (notamment la simulation d’un orgasme féminin) ont été condamnées par le pape et jugées trop indécentes pour les oreilles britanniques. C’est toutefois sans surprise que le titre s’est hissé en tête des charts au Royaume-Uni et en France.

En 1984, à tout juste 13 ans, Charlotte chante en duo avec son père Lemon Incest, à côté duquel Je t’aime, moi non plus a l’air parfaitement innocent. Le titre semble faire l’apologie de l’inceste et de la pédophilie, même si, quand j’aborde le sujet, Charlotte assure qu’il n’en est rien. En dépit ou en raison du scandale, la chanson est restée dix semaines dans le top 10 français et a valu à la préadolescente une notoriété un peu lourde à porter. “Heureusement, confie-t-elle, je venais juste de partir en pension quand la chanson est sortie. Je n’étais pas du tout au courant de tout ce scandale. J’étais protégée.”

Qu’a-t-elle ressenti toutefois en chantant la chanson puis en se comportant de façon aguicheuse dans le clip, où elle et son père sont allongés côte à côte sur un grand lit, lui torse nu et elle, vêtue uniquement d’un tee-shirt et d’une culotte ? “Oh ! je n’étais pas innocente, explique-t-elle, je savais ce que je chantais. Mais ça ne me dérangeait pas, ça m’amusait. En plus, il y avait de la pureté derrière tout ça. La chanson parle vraiment de l’amour entre un père et sa fille. C’est ce que disent les paroles – l’amour que nous ne ferons jamais ensemble. Et vous savez, ajoute-t-elle avec un sourire, je pense que même à l’époque, j’étais habituée à son goût de la provocation. C’était son point fort.”

La seule fois où elle a eu honte de son père étant enfant, dit-elle, c’est lorsqu’il a brûlé un billet de 500 francs en direct à la télévision. “Le lendemain à l’école, les autres enfants ont brûlé mes affaires. C’était un truc d’enfants stupide, mais c’était triste. Je pense vraiment que j’étais timide et que j’ai dû construire un bouclier, une carapace. Mais je n’ai pas souffert. Jamais. J’ai eu une enfance heureuse.”

Ses parents, insiste-t-elle, malgré toutes leurs bringues nocturnes et la célébrité de son père, étaient finalement des gens “très simples et normaux”. Ils les ont élevées elle et sa demi-sœur Kate – la fille que Jane Birkin a eue avec John Barry, le compositeur du thème de James Bond – dans la plus pure tradition bourgeoise : pension, leçons de piano, musique et littérature classiques.

Charlotte Gainsbourg apparaît pour la première fois à l’écran à 13 ans, dans un film peu connu intitulé Paroles et Musique, où elle joue la fille de Catherine Deneuve. En 1986, à l’âge de 15 ans, elle remporte le césar du meilleur espoir féminin pour son rôle dans L’Effrontée. Sur YouTube, on peut voir une vidéo dans laquelle son père l’embrasse un peu trop longuement et passionnément sur la bouche, après quoi elle fond en larmes en essayant de faire un discours.

Jusqu’à présent, Charlotte Gainsbourg a tourné une bonne trentaine de films, du film en costume d’époque Jane Eyre de Franco Zeffirelli en 1996 à la bizarrerie postmoderne qu’est La Science des rêves de Michel Gondry. En 2001, elle a joué avec son mari, l’acteur Yvan Attal, dans Ma femme est une actrice, une comédie romantique insipide réalisée par le même Attal et produite par Claude Berri. Mis à part Jane Eyre et 21 Grammes, où elle apparaît aux côtés de Sean Penn et de Benicio Del Toro, elle a résisté à l’attrait de Hollywood et se satisfait de vivre et de travailler à Paris. Quand je lui demande ce qu’elle pense de son CV, sa réponse est surprenante.

“J’ai beaucoup de mal à admettre que je suis actrice, dit-elle doucement. J’ai commencé à faire des films pendant les vacances scolaires et je n’ai jamais pris de cours d’art dramatique. J’ai toujours eu l’impression de ne pas vraiment faire partie de ce monde. Et je n’ai pas de méthode. J’ai l’impression à chaque fois de tourner pour la première fois.”

En 2009, Charlotte s’est retrouvée au cœur d’une polémique dont son père aurait été fier. Le film Antichrist, de Lars von Trier, contient des scènes de violence sexuelle si choquantes que, lors de sa projection au Festival de Cannes, il a été accueilli par des huées et quelques rares applaudissements. L’actrice y interprète une femme qui sombre lentement mais spectaculairement dans la folie après la mort de son petit garçon. La démence la conduit à mutiler son mari, joué par Willem Dafoe. Dans une scène très crue, elle lui perce un trou dans la jambe. Dans une autre, elle se tranche le clitoris.

Antichrist est le premier film que Charlotte a tourné après son hémorragie cérébrale. Son jeu lui a valu le Prix d’interprétation féminine à Cannes. Je lui dis qu’accepter un rôle dans un film de Lars von Trier n’était peut-être pas la meilleure façon de gérer son angoisse post-traumatique. [Elle a depuis lors joué dans un autre film du réalisateur danois, Melancholia, sorti le 10 août en France.]“Mais si ! rétorque-t-elle, soudain animée. Il va si loin dans l’extrême qu’on est obligé de s’oublier. En plus, lui aussi était très vulnérable. J’ai vu en lui quelqu’un de très anxieux, encore plus inquiet de sa santé que je ne l’étais de la mienne. D’une certaine façon, en tant que personnage je me suis sentie très proche de lui, de ce qu’il vivait.”

Et qu’est-ce que sa mère a pensé du film ? “Elle a beaucoup aimé. Elle a participé à cette expérience parce que je lui envoyais des textos tous les jours pour lui dire ce que je faisais.” A-t-elle vraiment écrit à sa mère : “Aujourd’hui, j’ai dû me trancher le clitoris ”? Elle éclate de rire : “Ouais, un truc du genre ! On rigolait tout le temps. Ça me soulageait de l’intensité du tournage.”

Nous en venons inévitablement à parler de son père. A sa mort en 1991, à la suite d’une crise cardiaque, tout Paris était en deuil. Le président François Mitterrand l’a appelé “notre Baudelaire, notre Apollinaire”. J’avais lu quelque part que sa maison de la rue de Verneuil, à Paris, était restée intacte depuis sa mort et que Charlotte voulait la transformer en musée. Elle reste un moment silencieuse et je me demande si je ne suis pas allé trop loin. “Non, finit-elle par dire. C’est fini tout ça. J’ai passé dix-sept ans à penser et à organiser ce projet, mais après mon accident, il y a eu une période où je disais non à tout. Ça a été le tournant. Tout à coup, je me suis rendu compte que je ne voulais pas que les gens viennent chez lui pour tout savoir sur lui. Ils savent déjà tout. J’ai besoin de garder quelque chose pour moi, d’être un peu égoïste. Je vais garder les choses en l’état. Pour moi.”

A-t-elle envisagé d’emménager dans la maison ? “Je ne pourrai jamais, c’est trop chargé émotionnellement.” J’apprends par la suite qu’elle habite à deux pas de la maison de son père. Elle y va régulièrement. Je lui demande, non sans en éprouver une certaine culpabilité, ce qu’elle y fait. “Rien de spécial. Je ne peux pas aller au cimetière, il y a toujours des gens dans les parages. C’est vraiment le seul endroit où je peux être seule avec mes souvenirs de lui.” Après une pause, elle poursuit : “C’est étrange, mais c’est un lieu très vivant, on y ressent beaucoup sa présence.” Je lui demande, peut-être un peu cruellement, ce que penserait un psy de tout ça. “Allez savoir, rigole-t-elle, je ne veux même pas y penser.” Il ne fait aucun doute que son père occupe encore une grande place dans sa vie. “Oui, murmure-t-elle. Une place énorme. Au début, j’avais l’impression qu’on m’avait coupé les jambes, et j’ai ressenti ça pendant très longtemps. Ce n’est qu’avec mes enfants que j’ai commencé à passer à autre chose. Mon mari s’est montré très patient. Ça fait maintenant dix-huit ans et c’est encore très, très difficile. Et je suis adulte.” Je me rends compte que je cuisine quelqu’un qui est encore en deuil.

Malgré tout, Charlotte Gainsbourg semble tout à fait contente et continue de travailler à son rythme et selon ses conditions. Elle a tourné deux films en 2009 : Persécution, de Patrice Chéreau, encore un drame sur une relation tumultueuse, et L’Arbre, un film australien [de Julie Bertuccelli] sur le deuil familial, adapté du roman L’Arbre du père, de Judy Pascoe. “Je suis toujours insatisfaite, dit-elle en guise de conclusion. Toujours. Pas tant du travail, mais plutôt de moi-même. Je doute tellement que cela me freine constamment, mais je sais maintenant que c’est ma façon de travailler. Je me remets en question en permanence, c’est ma méthode. Je me suis rendu compte que j’aime ce déséquilibre. J’aime ce sentiment d’anxiété. Être capable de faire une prise où je suis nulle puis une autre où je suis excellente, c’est cette alternance de hauts et de bas qui me plaît.”

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