La fille à tête de chouchou

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Charlotte Gainsbourg, 35 ans, comédienne. Vingt-deux ans après «Lemon Incest», en duo avec son père, toujours marquée par l’ombre de Serge, elle se réessaie à la chanson.

Par Marie GUICHOUX, Libération, le 8 août 2006

A 12 ans, son père l’inscrit au patrimoine musical national. Pour elle, c’est juste l’été. Ils enregistrent à la sortie de New York. Entre les prises, elle s’amuse dans la piscine avec Bambou. Puis, quand on l’appelle, replonge dans l’obscurité du studio pour chanter avec lui d’une voix semi-orgasmique Lemon Incest.«J’ai adoré le faire, plus que l’album Charlotte Forever [que Serge Gainsbourg lui a écrit deux ans plus tard, ndlr]. Je comprenais le texte, je n’ai pas été prise en traître. C’était un souvenir magique de lui faire plaisir, de sentir que les accidents que j’avais dans la voix étaient les bienvenus. Il m’a traitée comme un petit objet précieux.» Après, il était évident qu’elle ne chanterait plus puisqu’il était mort. Elle avait 19 ans.

Et voilà qu’aujourd’hui elle chante. L’envie a refait surface. Sacrée entreprise : comment faire, elle qui a fait de son mieux pour ne pas jouer à l’héritière et en même temps tenir son rang ? Entre les aigus birkiniens et les basses paternelles, elle a trouvé sa voix. Tamisée et intense. Fragile et profonde. Fille de, c’est sûr, mais réinventée. «Musicalement, j’ai voulu que mon père figure dans l’album. Il y a les lignes de basse, les violons dans un titre où ils sont très proches de Initials B.B. Il y a évidemment la référence à Melody Nelson. C’est un tel album culte, c’est difficile de faire mieux. J’avais envie de cette homogénéité d’album concept.» Mais, sortie de là, elle s’est fait son film. Avec des gens de sa génération. Côté musique : les Versaillais du duo électronique Air, qu’elle avait remarqué pour leur BO de Virgin Suicides. Côté paroles : un Anglais dément, Jarvis Cocker, aujourd’hui exilé en France pour s’être déculotté à la télévision anglaise. Un parolier brillant à la hauteur de son ambition. «J’étais censée écrire un peu mais je n’étais pas hypercontente de ce que je faisais. J’avais besoin d’être fière des paroles.» Alors, sur le toit du studio, elle racontait et il écrivait.

Plutôt taiseuse et pas ramenarde, absente des commémorations (comme celle de mars dernier pour les 15 ans de la disparition de Gainsbourg), mais toujours à l’écran de nos repères cinématographiques, elle dévoile dans son album 5:55 (5 h 55) la tessiture de sa vie. La nuit, les peurs, la sensualité, les jeux de rôle, les enfants et, d’une touche finale, son «précieux fantôme». En anglais. «Chanter en français me rappelait trop mon père en moins bien.»

Alors, elle a remixé ses origines. Née à Londres, elle a boudé la langue anglaise gamine. Visitant deux-trois fois l’an sa famille maternelle très upper class, elle s’y sentait déplacée : «J’ai toujours été la petite cousine française qui débarquait.» Elle cultivait «un accent français très fort» jusqu’à ce que, pour les besoins d’un film (The Cement Garden, de son oncle Andrew Birkin, en 1993), elle cesse sa résistance. «J’ai retrouvé un accent que j’avais en moi.» On la disait timide, elle se révèle têtue. «Gamine, j’étais un monstre, marrante et caractérielle. Très colérique.» Pour un rien, quand sa mère parlait trop et n’entendait pas. «Et puis après il y a eu la phase boudeuse.» Elle pouvait, la maison était alors légère entre père et mère. Serge Gainsbourg et Jane Birkin s’inventaient chaque jour leur vie, provocateurs et joueurs, bohémiens chic avant l’heure. «Ils savaient profiter du temps. C’était pas des bosseurs, c’était des noceurs.» Est-ce pour courir après ces oiseaux de nuit qu’elle s’insomnise ? «Je suis une fausse insomniaque. J’aime la nuit. J’ai beaucoup de facilité à rester éveillée jusqu’à 5 heures du matin.» Elle aime dérégler son horloge et plonger à 5:55 dans des rêves hantés.

L’enfance qu’elle décrit se décline entre «très normal» et «rigolo» : école, boîtes de nuit, VIIe arrondissement, jeunes filles au pair. «Pendant les vacances, on les avait pour nous.» Sur la platine, Jane mettait Brassens ou Elvis. «Quand ils se sont séparés, mon père écoutait beaucoup de musique, très fort.» Il installe aussi rue de Verneuil un énorme écran vidéo. «Aujourd’hui, il y en a partout, mais à l’époque c’était dément. On se mettait dans son lit et il m’a passé très jeune tous les films les plus terrifiants qui soient, Carrie, les Dents de la mer, Shining, la Nuit du chasseur…» Chez sa mère, elle a demandé un piano. «Avant, mon père ne voulait pas que j’en fasse, il avait un souvenir très traumatisant de son propre père lui donnant des leçons. Et puis d’un seul coup il était très fier.» Aujourd’hui encore, elle travaille et retravaille ses morceaux. «Mais j’ai un tel manque de liberté. Je ne sais pas composer, je ne sais pas improviser.»

Dessiner, elle y a pensé. Après le bac, elle a fait une année de préparation aux beaux-arts. Il aimait la peinture. Elle aima cette année «suspendue». Et choisit le cinéma. «En ayant été témoin de tournages, en voyant ma mère, la vie de plateau. C’était tellement gai. Une vie à part, un truc très privilégié. Elle m’en a donné le goût. Et c’était une époque où j’avais envie d’être regardée.»

Il ne l’emmènera plus au drugstore des Champs-Elysées où il la chargeait de cadeaux. Il «faisait le père Noël». Elle sourit, indulgente : «Il savait comment faire pour que je sois très heureuse.» Elle n’est pas dupe des embellissements posthumes. Sans doute sont-ils à la mesure de ce que fut sa perte. Le journal «plutôt rigolo» qu’elle s’écrivait devint brutalement «un journal de plaintes». Vivre avec elle n’était pas facile. «A l’époque où Yvan [Attal, ndlr] m’a rencontrée, je venais de perdre mon père. Il m’a ramassée à la petite cuillère. Ç’a été très long. Il lui a fallu beaucoup de patience pour vivre avec quelqu’un dans la peine.» Et puis elle a refermé son journal. Le cinéma qui se faisait attendre est finalement venu à pleines brassées reconnaître sa grâce. Pour Ben (9 ans) et Alice (3 ans), elle s’est mise à tenir tête à la noctambule : «Avec des enfants, ça me panique d’être dans le potage le lendemain.» Elle se casse (deux fois une jambe et dernièrement, en snowboard, le dos), mais elle se reconstruit. Elle cajole la noirceur mais apprend à tenir sa mélancolie à distance. Comme elle choisit les moments pour écouter Radiohead, son groupe préféré, «parce qu'[elle sait] que ça [la] plombe».

Dans le studio d’enregistrement, elle a fait le tri entre ses souvenirs et ses désirs. Entre la manière qu’il avait d’être le chef d’orchestre, tenant dans sa main des voix féminines qu’il aimait insecure, capturées en peu de prises, et celle qu’elle s’est choisie, travailler sa voix dans un nuage de fumée entre deux enceintes. «Elle se pose bien dans le spectre. C’est une voix qui a une forte personnalité», dit Nicolas Godin, d’Air. Cette assurance nouvelle lui va bien. Non pas qu’aient totalement disparu les doutes et cette crainte de l’imposture qui la tenaille quand elle voit «le crédit qu’on [lui] donne». En retour, elle veut que la rue de Verneuil, qu’elle a gardée intacte, puisse être visitée par le public. Elle a parlé à l’architecte Jean Nouvel de son projet de musée.

Il reste la voix de son père qu’elle ne peut toujours pas écouter, «c’est trop vivant, trop pénible». Elle laisse ses enfants découvrir seuls. Car elle avance simplement. Elle a fait ses adieux à la jeune ingénue du père-monument.

Photo. Richard Dumas.Charlotte Gainsbourg en 7 dates.21 juillet 1971. Naissance à Londres.1980. Séparation de Jane Birkin et Serge Gainsbourg.1984. Elle chante Lemon Incest avec son père sur l’album Love on The Beat.1986. Sortie de l’album Charlotte Forever.Mars 1991. Mort de Serge Gainsbourg.Août 2006. Sortie de son album 5 : 55 (Because).Septembre 2006. Début prévu du tournage d’I’m Not There, film de Todd Haynes sur la vie de Bob Dylan.

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