Charlotte Gainsbourg et le goût du risque « Brusquez-moi » (Les Inrockuptibles)

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Charlotte Gainsbourg en interview et en couverture des Inrockuptibles n°732

3,30€ en kiosque le 9 décembre


Charlotte Gainsbourg : « J’attends qu’on vienne me brusquer »

Chanteuse avec le superbe IRM réalisé par Beck, actrice dans Persécution de Patrice Chéreau, Charlotte Gainsbourg décline toute la palette d’un talent dont elle doute encore. Entretien fleuve.

Par G. Sarratia & JM. Lalanne, Les Inrockuptibles, Le 12 décembre 2009

Vous avez intitulé votre album IRM. Vous pensiez à l’accident et à l’hémorragie cérébrale dont vous avez été victime ?
Charlotte Gainsbourg – C’est maintenant que je réalise l’impact du titre. J’ai fait écouter à Beck des sons d’IRM, j’avais envie que l’album comporte un morceau marqué par ça. Au-delà des sonorités, j’aime beaucoup aussi le sens de ces initiales : “imagerie par résonance magnétique”, ce vocabulaire médical, très clinique. On peut aussi y trouver une intention poétique. L’idée d’images par résonance magnétique a fini par teinter l’ensemble de l’album qui parle en effet de la mémoire, des souvenirs, de la mort aussi… Mais lorsque j’ai choisi ce titre pour l’album, je n’imaginais pas qu’à chaque interview on m’interrogerait sur mon accident, sur les IRM et le rapport à la mort.

L’album d’une survivante ?
Je ne peux pas l’analyser comme ça, je n’ai pas de recul là-dessus. Etrangement, le moment où j’ai eu le plus la trouille, où je pensais sans arrêt à ma mort, c’était en période postopératoire. J’étais en voie de rémission, je ne risquais plus rien, le cauchemar était passé… Et pourtant, c’est là que je me suis sentie le plus fragile, que l’angoisse m’est tombée dessus. Avant, je croyais que je m’en foutais de mourir. En tout cas, je n’y pensais jamais. Depuis cet accident, même si je ne peux pas dire que ça m’obsède, l’idée ne quitte pas mon esprit.

L’IRM, est-ce une métaphore de l’album, quelque chose qui vous radiographie ?
Je pense que oui. Pourtant je ne compose pas, je n’écris pas les textes, mais l’album n’a de sens pour moi que si je m’y livre. Comment ? J’ai par exemple joué un peu de piano. Beck a mis le morceau à l’envers, en a coupé une partie et je ne suis pas responsable du résultat. J’ai essayé d’écrire, j’apportais des listes de mots, je gribouillais. Ça ne donnait pas grand-chose. Quelques titres ont émergé, Heaven Can Wait, Jane Doe… J’ai apporté plein de petites choses pas du tout abouties, mais qui ont pu aider Beck à entrer dans l’album.

Vous suivez son travail depuis longtemps ?
Oui, mais je connaissais surtout les gros tubes comme Loser. Je l’ai rencontré lors de mon précédent album, 5:55, chez mon producteur, Nigel Godrich, qui bossait en même temps sur un album de Beck. A partir du moment où je l’ai connu, je me suis davantage intéressée à son travail. Je l’admire beaucoup.

Dans certains albums, Beck faisait référence à votre père. Ça a compté ?
Je n’ai pas voulu y penser. Il était assez délicat pour ne pas m’en parler. J’étais bien entendu charmée quand j’entendais les percussions de certains titres et qu’elle me rappelaient le morceau New York USA. Mais c’était tellement évident qu’on ne s’en parlait pas. Bien sûr, ça me touche que des musiciens comme Beck ou Air aiment l’oeuvre de mon père, mais ils savent que ça peut quand même être un poids et ils ne m’en parlent pas.

Comment cela s’est-il passé en studio avec lui ?
Nous avons d’abord travaillé cinq jours, puis j’ai dû partir sur le tournage d’Antichrist en Allemagne. Je suis revenue à L. A. après l’été. J’étais présente en studio. J’adore observer les méthodes des créateurs. Dès que je comprends la méthode de quelqu’un, ça me ravit, j’ai l’impression d’avoir appris quelque chose. Celle de Beck est complexe. Il commence toujours à partir d’un petit élément, un rythme, un son electro puis il improvise tout autour, fait des assemblages, s’inspire beaucoup des sons de tous les jours, un jouet d’enfant, un son domestique : il a installé son studio juste à côté de sa maison. Il est très prolifique. On dirait qu’il s’est greffé sa guitare sur lui-même. Il l’avait dès le matin et j’aurais pu penser qu’il dormait avec.

Sur le disque, vous libérez votre voix d’étonnante façon, jusqu’à un registre très rock…
J’ai beaucoup de complexes avec ma voix. Beck m’a aidée à dépasser une certaine réserve. J’ai essayé d’échapper au chuchotement : cela me semblait bien correspondre à l’album avec Air, mais j’avais envie de m’en éloigner pour ce disque. Après, c’est plus ou moins évident selon les morceaux. Sur The Collector, je n’étais pas très bien le jour de l’enregistrement. Ma famille me manquait, je me sentais isolée à L.A. Ma voix chevrotait. On a refait la prise, mais on a finalement choisi la première, la plus fragile, parce qu’il s’y passait quelque chose d’accidentel et d’intéressant. Trick Poney, le morceau le plus rock de l’album, on l’a enregistré à la toute fin. J’étais très heureuse parce que mon fils jouait de la batterie sur le morceau. Vu que l’album existait déjà, je me suis laissée aller, je me sentais libre de tenter un truc plus rock, plus costaud sur la voix.

Y a-t-il, dans votre panthéon perso, des icônes féminines du rock ?
J’adore Patti Smith. Je n’ai pas tout suivi de son parcours, je regrette par exemple de ne l’avoir jamais vue en concert, mais je l’admire. J’admire aussi Cat Power. Sans la connaître, je l’imagine facilement, sa personnalité qui me touche. Mais aujourd’hui, elle est sortie du rock. Mes passions rock ne sont pas seulement des filles. Il y a aussi pas mal de garçons, plutôt des garçons morts d’ailleurs. Sinon, j’aime Radiohead, mais c’est au-delà du rock, ça tient à la personnalité exceptionnelle de Thom Yorke.

A propos de garçon mort, le morceau The Collector entrelace cinq ou six poèmes d’Apollinaire. Cette référence renvoie de nouveau à certains morceaux de votre père, comme Rocking-Chair…
C’est vrai, mais ce n’était pas délibéré. Pour moi, mon père évoquerait plutôt Verlaine. C’est ma mère qui m’a fait découvrir Apollinaire… Mais on a essayé plein d’auteurs ou de poèmes que j’aimais. J’avais apporté un très beau texte d’Henri Michaux. Nous avons longtemps travaillé dessus, nous n’avons rien trouvé de concluant comme avec beaucoup d’autres essais abandonnés, même un rap. Je l’ai essayé en français et en anglais mais ça ne marchait pas vraiment.

Pourquoi chantez-vous essentiellement en anglais ?
Je me sens moins à l’aise en français. Je me reconnais davantage : j’entends mon timbre, mon grain, c’est trop familier. J’aime bien introduire une distance, que ce soit presque quelqu’un d’autre qui chante. Il est aussi important que Beck, dans ses compositions ou ses textes, mette des références à sa culture, des paysages américains, des choses éloignées de moi comme le blues… En français, ce qui complique tout, c’est que le moindre mot me donne l’impression que mon père l’a déjà utilisé. Ça me bloque.

La chanson française, en dehors de la production familiale, ne fait pas partie de votre culture ?
C’est vrai qu’aujourd’hui, j’écoute surtout de la musique anglo-saxonne : M.I.A., Animal Collective, Grizzly Bear… Mais, par ma mère, j’ai beaucoup écouté Georges Brassens. (Elle s’interrompt)… Vous savez, je mâche de la nicotine parce que j’essaie d’arrêter de fumer depuis presque deux mois. Je ne voudrais pas que vous croyiez que je mâche un chewing-gum en vous parlant… C’est très très dur d’arrêter de fumer, il me manque quelque chose… Le problème, c’est que je crois qu’en fait, ce n’est pas la cigarette. Et je ne sais pas ce que c’est (rires)… Mais pour revenir à la chanson française, Aznavour, ç’a été énorme pour moi à l’adolescence. Je l’écoutais sans arrêt. A tel point que j’avais peur que mon père en devienne jaloux, même s’il admirait aussi Aznavour. Aujourd’hui, j’adore Camille. Elle a une fantaisie et une originalité assez uniques. Ça ne va pas de soi qu’une ado des années 80 écoute en boucle un chanteur de la génération d’Aznavour… J’ai été une adolescente très rétro. Je m’habillais aux Puces, je tournais La Petite Voleuse (qui se déroulait dans les années 50 – ndlr). Ma tête était emplie d’images du passé, je pensais que ça me correspondait mieux que l’époque dans laquelle je vivais.

Dans une chanson de l’album, vous dites : “Quand on ne rit plus, on ne vit plus.” Votre image n’est pas celle d’une fille très rieuse…
(Elle hausse les épaules en riant)… Et pourtant si ! Il est vrai que cela ne correspond guère à l’image que je donne. Je ne suis pas une très grosse déconneuse mais j’aime bien que mon entourage me fasse rigoler.

Vos enfants jouent sur le disque. Pour vous, depuis le début, la musique est une affaire familiale ?
J’ai moins la trouille aujourd’hui pour parler d’Yvan, de mes enfants… Longtemps, j’ai voulu mettre ma vie privée d’un côté et ma vie professionnelle de l’autre. Avec mes parents, j’avais vécu l’inverse. Mais j’en ai parfois souffert. A mes débuts, ado, je refusais de parler de mes parents en interview alors que je prenais du plaisir à travailler avec eux. Quelque chose s’est modifié avec le second film d’Yvan, Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants dans lequel jouait notre fils. J’avais peur de lui faire du tort en mettant notre famille en avant. En fait, ce fut une expérience joyeuse, on a été très heureux de travailler tous ensemble. Ça m’a un peu libérée.

En général, quand vous sortez un album, vous tournez beaucoup : par exemple Prête-moi ta main, La Science des rêves la même année que l’album avec Air. Cette année, il y a eu le Lars von Trier et votre album sort en même temps que le film de Patrice Chéreau…
Je regrette que tout sorte en même temps. Les gens peuvent se lasser. Mon accident a interrompu mon travail pendant neuf mois. Dès que j’ai pu, j’y suis revenue avec frénésie. Mais si je pouvais, je ferais des breaks tout le temps. Ma nature profonde, c’est de rester chez moi pour ne pas faire grandchose. J’attends qu’on vienne me brusquer. J’aimais le rythme de travail de mon adolescence. L’été, je faisais un film et puis je vivais une année scolaire normale, comme les filles de mon âge. L’été d’après, je trouvais un autre tournage. Ça me convenait.

Pendant les vingt années qui séparent Charlotte for Ever (1986) de l’album avec Air (2006), et où vous faisiez seulement des films, aviez-vous gardé en tête de redevenir chanteuse un jour ? Redevenir ?
Non, je n’ai jamais eu le sentiment que je l’étais ! Même quand Lemon Incest a été un tube (1985), je n’en ai vécu ni le succès, ni le scandale. J’étais en pension, complètement à l’écart. L’année d’après, l’album Charlotte for Ever a plutôt été un échec, j’ai fait très peu de promo. Je ne me sentais absolument pas chanteuse. D’ailleurs, j’ai encore du mal à me considérer ainsi, même si j’ai pris beaucoup de plaisir à faire ces deux albums. Alors qu’actrice, ça a été évident dès L’Effrontée (1985)… Non, j’ai eu beaucoup de mal aussi. Après le bac, j’ai fait une année de dessin. Mon agent m’a demandé de choisir entre les études et le cinéma. Il pensait que ça n’avait plus aucun sens que je ne fasse des films que pendant les vacances d’été… C’était à peu près au moment de Merci la vie (Blier, 1991). Alors j’ai choisi d’être actrice, de laisser tomber mes études. Et là, j’ai eu un creux pas possible, je ne recevais plus aucun scénario ! Comme si à partir du moment où je décidais de faire les choses de façon professionnelle, elles s’arrêtaient. Comme si, pour moi, ça ne marchait qu’en dilettante… En plus, à mes débuts, je souffrais de n’avoir jamais pris de cours dramatiques, de manquer de méthode… J’ai toujours pris ce qui m’arrivait comme si j’étais une débutante… Maintenant, je me sens plus à l’aise avec le cinéma, j’ai le sentiment d’appartenir davantage à ce monde. J’ai un peu honte, mais les prix que j’ai obtenus m’ont rassurée. Mon César pour La Bûche (1999) par exemple…

Vous aviez déjà reçu très tôt un César pour L’Effrontée…
Justement, c’était trop tôt. Je n’avais pas l’impression qu’on me récompensait pour mon travail. La Bûche a été assez important, Prête-moi ta main aussi… Le prix à Cannes pour Antichrist m’a touchée parce que c’est un jury étranger qui me l’a attribué. Ces gens ne savaient pas forcément d’où je venais. En France, j’ai souvent l’impression que quand on me prend, on prend toute ma famille avec. Là, on ne prenait que moi.

Le tournage d’Antichrist a-t-il été dur pour vous, comme celui de Dancer in the Dark avait pu l’être pour Björk ?
J’ai adoré tourner ce film. Ça a été une expérience à part. J’étais un peu sur mes gardes, parce que, effectivement, j’avais entendu des histoires de conflits, mais je n’ai pas trop voulu mettre mon nez dedans. J’avais quand même très envie d’appeler Catherine Deneuve pour qu’elle me raconte le tournage de Dancer in the Dark. Mais j’ai finalement décidé de ne pas le faire. Parce qu’au fond, je savais que j’avais très envie d’y aller. J’ai été très surprise de la gentillesse de Lars. Il est manipulateur, il vous fait accoucher de certaines choses pas évidentes à sortir, mais je ne me suis pas sentie prise en traître. J’avais envie d’être charcutée par lui.

Et Patrice Chéreau ?
Je ne le connaissais pas vraiment. Ma mère l’avait fréquenté quand ils ont fait ensemble La Fausse Suivante au théâtre (1985). Moi, j’avais eu avec lui une petite expérience en tournant un film collectif pour Amnesty International (1991). Je crois qu’à l’époque, je n’étais pas très bien, il m’intimidait et j’avais l’impression de rater ma chance. Pour Persécution, il m’a dit qu’il n’était pas sûr que je corresponde au rôle. Je n’en étais pas sûre non plus. J’ai passé des essais. Il m’a choisie.

Vous venez de tourner en Australie le second film de Julie Bertucelli. C’est rare de vous voir dans le jeune cinéma d’auteur français…
C’est vrai, mais je ne sais pas pourquoi. Les films que j’ai tournés étaient pour la plupart faciles à accepter, un cinéaste connu, un projet séduisant… Un premier film, c’est forcément plus compliqué de l’accepter : on ne peut pas se raccrocher à beaucoup de choses. Le film de Julie Bertucelli, je l’ai choisi pour son scénario, une histoire de deuil très forte. Après, j’ai vu Depuis qu’Otar est parti, que j’ai beaucoup aimé. J’ai été surprise que Julie soit française, j’ai l’impression qu’elle a besoin d’emprunter d’autres univers.

Yvan Attal disait récemment dans Les Inrocks : “Notre seule peur est que la carrière de l’un de nous décolle pendant que l’autre stagne.” Partagez-vous cette peur ?
Cela m’est déjà arrivé. Pourquoi le succès s’équilibrerait-il entre nous ? Cette année, peut-être pour la première fois, ça l’est. Mais par exemple, pendant qu’il tournait Les Patriotes d’Eric Rochant (1994), moi je ne faisais plus rien. En même temps, un certain déséquilibre favorise notre vie de famille : du coup, il y en a au moins un qui reste à la maison.



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