Charlotte Gainsbourg : «Le musée de mon père, c’est maintenant ou jamais» (Le Parisien)

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Chanteuse et actrice épanouie autant qu’accomplie, Charlotte Gainsbourg se confie.

Par Eric Bureau, Le Parisien, 09 avril 2018

« Mon père aurait eu 90 ans aujourd’hui ». Il y a quelques années, Charlotte Gainsbourg n’aurait jamais dit cela à un journaliste. Mais lorsqu’on la rencontre le lundi 2 avril, jour anniversaire de la naissance de son père, elle le signale naturellement. En souriant. Chanteuse et actrice épanouie autant qu’accomplie, elle peut enfin, à 46 ans, célébrer son père comme sa mère en toute sérénité et liberté.

Charlotte Gainsbourg assume aussi totalement son héritage dans son dernier album, le splendide et intime « Rest », dont elle a confié les rythmes et textures électro-pop au talentueux SebastiAn, mais dont elle a écrit pour la première fois tous les textes, où elle évoque son père, sa demi-sœur Kate Berry, décédée fin 2013… Et sur scène, où elle chante pour la première fois « Charlotte For Ever » et « Lemon Incest », splendeurs que son père avait écrites pour elle.

Après avoir travaillé avec Air, Jarvis Cocker ou Beck, pourquoi avoir choisi un musicien français quasi inconnu, SebastiAn ?

CHARLOTTE GAINSBOURG. J’ai besoin de travailler avec des gens que j’admire. J’adore le rapport élève – professeur, comme avec Beck que je regardais créer des chansons en direct. SebastiAn, j’étais fan de son premier album et de son côté mystérieux. En opposition aux textes intimes que j’avais écrits et à ma voix que l’on dit un peu douce, fragile, floue, je voulais une musique extrêmement dynamique, chaotique. Je lui ai donné une liste d’inspirations, avec des musiques de films d’horreur. Et il m’a donné pile ce que j’espérais, dangereux, excitant, grandiloquent…

Vous écrivez et chantez pour la première fois en français. Pourquoi ?

SebastiAn avait une idée très précise de ce qu’il voulait : que je chante comme à l’époque de mon père, en français. Musicalement, je n’ai jamais voulu éviter la patte de mon père. Mon spectre est plus large. Mais dans les mots, cela a toujours été un vrai souci, une angoisse. Je l’admire tellement, je l’ai sublimé, pour moi, c’est un génie. Les textes à la française, je n’ai que son exemple. L’anglais était pour moi une échappatoire.

D’où vient le déclic ?

Quand je suis partie vivre à New York (NDLR : en 2013). Le sentiment d’urgence est arrivé. Le fait d’avoir perdu ma sœur, d’avoir été complètement obsédée par cette tragédie, de vouloir l’affronter, tous mes doutes ont été balayés, c’est devenu nécessaire d’écrire. Et à New York, il n’y avait plus de jugement, j’étais isolée, à l’abri. J’ai accepté mes maladresses, j’ai compris que ma patte était dans mes défauts.

Un titre est signé Guy-Manuel de Homem-Christo, du duo Daft Punk…

Comme beaucoup de gens, je suis très très fan depuis très longtemps de Daft Punk. J’ai toujours fait des appels de loin, ça ne répondait pas jusqu’au jour où Guy-Man m’a appelé : « Si tu veux j’ai un titre ». J’ai appris à les connaître un petit peu, même si Guy-Man reste très mystérieux… Ils sont dans leur sphère, il ne faut pas les emmerder, et ce n’est pas dans mon tempérament, mais bien sûr que j’adorerais faire un album avec eux.

Paul McCartney vous a donné une chanson. Comment est-ce arrivé ?

Je l’ai rencontré en 2011, alors que mon album n’était pas engagé. Il a répondu à mon appel de manière très surprenante, a accepté de déjeuner avec moi à Londres. C’est tellement une icône de la musique et il était d’une telle simplicité. C’était un peu irréel. Ce n’est qu’à la fin du repas que je lui ai demandé s’il voulait travailler avec moi. Il m’a envoyé une ballade, qu’il a peut-être écrite pour moi, je ne sais pas, on l’a transformée en quelque chose de plus électrique et accéléré. Il a aimé et cerise sur le gâteau, est venu en studio avec nous à New York. Il a passé l’après-midi à enregistrer des instruments.

Vous avez été sacrée « artiste féminine de l’année » lors des dernières Victoires de la Musique. C’est une reconnaissance, non ?

Elle m’a fait du bien. Je ne m’y attendais pas du tout, on m’avait convaincu que j’allais perdre, que c’était politique, que les grandes majors avaient du poids, ce qui me rendait hypertriste (elle rit). Et du coup, quand j’ai entendu mon nom, cela a été une surprise formidable. Et c’est bon pour la confiance. Je n’y pense pas tous les jours, mais quand vous me le rappelez, ça me fait plaisir. Cela me fait exister avec cet album, qui compte beaucoup pour moi, comme un premier album.

Sur scène, vous êtes plus à l’aise que jamais…

Je me sens plus à l’aise avec qui je suis, avec mes envies, mon plaisir, que j’avais toujours mis de côté, tellement les doutes étaient forts. Je m’accommode du trac. C’est moins hésitant. En fait, le public m’aide à trouver ma place.

Sur cette tournée, vous chantez pour la première fois « Charlotte For Ever » et « Lemon Incest »…

Sur les précédentes, je m’étais déjà amusée à faire « Hotel particulier », « Couleur Café » et « Ouvertures Eclair ». Mais depuis toujours je voulais reprendre ces deux titres, mes préférés. Mais comment les chanter sans mon père ? Je me suis dit, je vais faire sa voix, sans chercher à l’imiter bien sûr. Mais les titres sont tellement présents dans ma tête, moi j’entends mon père. Vous ne pouvez pas imaginer combien ça me touche de les faire.

Votre père vous a écrit l’album « Charlotte For Ever » en 1986.

Mon père me l’a offert et je n’en ai pas profité pendant si longtemps. A l’époque, il n’était pas question de faire du live. Et j’avais refusé toute la promo. J’avais fait deux choses sur le single « Elastique » et c’était un cauchemar. J’étais trop dans l’adolescence. Ensuite mon père est mort et il m’a fallu vingt ans pour envisager de refaire quelque chose de musical. Il a fallu que je fasse mon chemin. Et donc cet album a été enterré. Mais j’ai une tendresse énorme pour ces titres.

Vous parlez aussi plus facilement de vos parents…

Quand je fais des interviews à l’étranger, je n’ai pas ce rapport-là avec mon père. Ni avec ma mère d’ailleurs. Je leur dois beaucoup. Mais en France, je n’y échappe pas. Je sens que cela va m’accompagner toujours et cela me rend heureuse aussi. J’en parle plus facilement qu’avant. J’ai plus confiance en moi. Mais ce sera toujours une obligation. Cela me soulage de parfois savoir que je peux exister sans avoir comme référence mon père. Je me suis empêchée de parler de mes parents toute ma vie, j’ai aujourd’hui un plaisir fou de parler d’eux. Mais on me dit de faire attention. Parle de toi et de ta musique.

L’héritage de votre père s’est semble-t-il bien passé. Comme l’avez-vous géré ?

C’était très douloureux au départ, comme ça l’est toujours dans toutes les familles. Les réunions chez le notaire, pour moi comme pour mes frères et mes sœurs, nos parents, c’était franchement horrible. Mon père nous a laissés dans un flou total. C’est ce qu’il voulait : après moi le déluge. Et c’était le cas, on ne savait pas ce qu’il fallait faire. J’avais 19 ans, mes frères et sœurs à peine plus, mon petit frère Lulu avait 5 ans… Et on avait des demandes qui venaient de partout…

Et qu’avez vous fait ?

On s’est débrouillé. C’est revenu aux enfants, on a tout partagé… On gère le droit moral tous les quatre (NDLR : avec Paul et Natacha Gainsbourg, enfants de son premier couple, et Lulu Gainsbourg, fils de Bambou). Il y a une personne qui centralise les demandes. Mon père avait créé une société d’éditions (NDLR : Melody Nelson), cela passe par elle, c’est carré. Ma ligne de conduite vient du directeur artistique de mon père, Philippe Lerichomme, qui m’a dit : « Si c’est un artiste qui demande un droit, qu’il soit bien ou pas, il faut toujours dire oui. Mais pour tout ce qui est pub, posez-vous des questions. »

Et pour le reste…

Chacun a fait ce qu’il voulait et on n’a pas eu d’embrouille. Moi, j’ai voulu racheter la maison rue de Verneuil. Les autres n’avaient pas envie et on peut les comprendre (rires). Pendant 27 ans, il ne s’est rien passé…

Vous rêviez d’en faire un musée. Ouvrira-t-il un jour ?

Je l’espère, je fais tout pour. Mais j’ai besoin d’aide, car je ne peux et ne veux pas le faire seule. II faut que cela se passe dans les mois à venir. Le projet doit se concrétiser maintenant, il le faut… Je suis sur le point de racheter l’appartement juste à côté pour rendre une circulation possible des visiteurs. Mais il me manque des sous…

Vous souhaitez être aidée par le ministère de la Culture ?

La mairie de Paris va peut-être m’aider, mais il faut que j’aille frapper aux portes, que je trouve aussi des fonds privés. Si vous pouvez passer le message… Il faut que ça bouge. Si le musée doit voir le jour, c’est maintenant ou jamais. Si ça ne marche pas cette fois, j’arrêterai.

En tournée mondiale, Charlotte Gainsbourg chante pour la première fois «Charlotte Forever» et «Lemon Incest» dans un concert intense.

D’abord il y a cette scénographie très cinématographique, où les cinq musiciens s’installent derrière des faisceaux et des néons blancs, qui les encadrent ou les dissimulent. Et puis il y a cette clameur impressionnante qui accueille Charlotte Gainsbourg quand elle apparaît à La Cigale, le 27 mars, lors de la première étape française de sa tournée mondiale*. Un concert archi-complet, qu’elle dédie comme tous à sa demi-sœur Kate Berry, et qui, ce soir-là, a lieu devant les yeux émus de leur mère, Jane Birkin.

Preuve qu’elle l’aime – et elle a raison -, elle chante dix des onze titres de son excellent dernier album, « Rest », son meilleur depuis « 5 :55 » enregistré en 2006 avec le duo Air. A jamais femme des années 1980 dans son ensemble en jean clair et tee-shirt, Charlotte Gainsbourg a trouvé avec son nouveau producteur, SébastiAn, le parfait équilibre entre ses racines et ses goûts très modernes, entre musique électronique et pop, entre le film « Drive » et chanson française chic.

La divine surprise… « Lemon Incest »

Le concert est court – 1h10 – mais intense. Tantôt assise au piano, tantôt debout au micro, Charlotte nous embarque dans sa mélancolie urbaine. Sur scène, les chansons de « Rest » font plus que séduire, elles envoûtent.

L’émotion explose en fin de concert, avec d’abord « Charlotte For Ever », que lui a écrite son père en 1986, puis en rappel « Runaway », sa belle reprise de Kanye West testée et approuvée à Taratata, et enfin, divine surprise, « Lemon Incest », qu’elle n’avait jamais chantée sur scène. L’artiste est heureuse et émue, la Cigale aussi, Jane Birkin aussi. « C’est une merveille » avoue cette dernière. Le concert est passé comme un rêve éveillé.

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