Boris Senff, Paris | 28.11.2009 | 00:01
MUSIQUE | Avec l’album IRM, Charlotte Gainsbourg redonne de la voix sous la tutelle de Beck, lutin rock américain. Rencontre avec une égérie.
Fille de… Statut glorieux, mais inconfortable, qui a longtemps contraint Charlotte Gainsbourg à honorer sa lignée, suppléer à l’absence du père, parler des autres. Lemon Incest… A 38 ans, son nom posé sur une filmographie de plus d’une trentaine de titres (dont le récent Antichrist, Prix d’interprétation cannois) et dévoilant IRM, son troisième album, l’actrice a désormais voix au chapitre, à son seul usage.
Mais elle ne semble pas pour autant envisager son travail hors des directions tracées par d’autres – qu’ils soient Pygmalion, collaborateurs ou mari (Yvan Attal, qui l’a fait tourner dans Ma femme est une actrice). Cette modestie s’exprime plus encore en musique. «J’ai toujours été plus intimidée par la musique, j’y ai moins d’expérience. Et j’avais arrêté pendant vingt ans… même si je n’avais jamais vraiment commencé. C’était accidentel, grâce à mon père.»
Dépliant ses bras et ses doigts filiformes pour se saisir d’une tasse de thé vert sur le canapé d’un hôtel cossu du Faubourg Saint-Honoré, celle qui prête son image à Balenciaga chuchote avec une franchise déterminée, avoue une culture musicale qu’elle se désole à trouver trop maigre (Radiohead, Dylan). Et laisse le premier rôle d’IRM à Beck. «La musique, les textes, c’est lui. J’ai amené peu de choses: des titres, des idées, le son de l’IRM, quelques textes d’Apollinaire. Mais il a tout fait, voilà.» Impressionnante de sincérité quand elle évoque cette collaboration récente, la chanteuse glisse: «J’avais de la peine à me valoriser, parce que je n’avais pas l’impression de faire grand-chose.» Un disque d’interprète donc, assumé. «Mais j’espère que je l’ai assez inspiré sur le moment. J’étais là à la création des titres. J’étais témoin en tout cas. Mes humeurs ont eu de l’influence.»
Artiste singulière, Charlotte Gainsbourg pourrait ainsi revendiquer une forme raffinée de passivité créatrice, se mettant avec bonheur au service d’autrui. «J’ai du plaisir à me faire manipuler par un metteur en scène, à être une marionnette dans un cadre. Je trouve plus facilement ma liberté dans des limites que quand c’est ouvert. La musique… C’est trop libre!»
Par contre, elle ne veut rien savoir du personnage iconique – entre mythologie pop et fashion générationnel – qu’elle est déjà presque devenue. «Je m’en rends compte et je ne veux surtout pas regarder ce genre de trucs. Je me sens simple avec des envies de films, des projets musicaux. Ça s’arrête là. La mode n’est pas un monde que je connais bien. J’aime faire des photos de temps en temps, c’est amusant. Mais, en général, je suis déçue de ma propre image, je n’aime pas me regarder. C’est toute l’ambiguïté qu’il y a entre vouloir se montrer, se montrer, et ensuite vouloir se cacher!» Alors que son image circule dans tout Paris avec même des publicités pour IRM au cinéma, elle n’est au courant de rien et veut rester préservée des aspects commerciaux de son métier.
Française internationale
Tournoyant dans un monde international, elle reste profondément attachée à son pays, se sent Française même quand son accent anglais chante sur un disque concocté par un Américain. «J’ai grandi à Paris et j’ai beaucoup d’attaches, même dans mon quartier, qui est celui de mon enfance. Dernièrement, j’ai voulu déménager et, au dernier moment, j’ai fait marche arrière.»
Surfant avec une facilité déconcertante dans l’univers des autres, laissant grandir son aura au glamour un brin excentrique, Charlotte Gainsbourg a trouvé la voie de l’émancipation. Le totem Serge Gainsbourg-Jane Birkin est toujours là, mais il se rétrécit. «Je suis prise en sandwich… J’admire tant ce qu’ils ont fait que le poids est parfois très dur à endosser. Je pense que c’est pour ça que cela m’a pris si longtemps pour faire un album sans mon père – c’était la difficulté: je n’avais envie d’en faire un qu’avec lui. Il fallait que je mette ça de côté et que j’assume le plaisir éventuel que j’aurais avec d’autres. C’est pas évident, ça m’a pris très longtemps.»
Charlotte Gainsbourg, IRM, Because Music (distr. Warner).
Sortie le 8 décembre.
L’ALBUM
Prises de Beck pour rock arty
C’est grâce à l’auteur du tube grunge Loser et de l’album Odelay (1996) que Charlotte Gainsbourg a repris le chemin des studios, vingt-trois ans après Charlotte for ever réalisé avec son père et trois ans après 5:55 en collaboration avec Air. IRM , album qui doit son titre aux examens d’imagerie à résonance magnétique (sample du son de l’appareil sur le titre du même nom) que la chanteuse a subis suite à son accident de jet-ski en 2007, brille au final par son éclectisme éclairé. Le petit génie américain a fait découvrir à son interprète des grands classiques du blues comme Robert Johnson (on l’entend sur l’essai bluesy de Dandelion) ou des trésors plus obscurs comme la chanteuse Dory Previn.
Beck a surtout dû insister pour maintenir un peu de français sur un album qui aurait tout aussi bien pu finir à 100% anglais. Si l’on peut oublier le titre Voyage, jonction étrange entre un chant à la Mylène Farmer et un clin d’œil à l’écrivain Céline, on se réjouit de son entêtement à imposer Le chat du Café des Artistes, reprise seventies de Jean-Pierre Ferland aux paroles tout en morbidité joueuse: «Quand j’aurai coupé la ficelle/Mettez-moi dans une poubelle». «Au début, j’avais l’impression de parler de moi avec la mort d’un artiste. C’est lourd mais ça me plaisait, car il y a aussi un humour absurde là-derrière», s’amuse Charlotte.
Les titres en anglais, excellents, parcourent toute la gamme d’un rock plutôt arty: folk hypnotique (In the end, Me and Jane Doe), coups de feu plus francs (l’atrabilaire Crooked Man ou le sexy Trick Pony 1), ballade classieuse et rimbaldienne (Time of the Assassins), sans oublier le single très pop Heaven Can Wait doublé vocalement par Beck («c’était sa voix-guide, mais on l’a gardée»). Prenant parfois des accents à la Cat Power («inimitable»), Charlotte Gainsbourg sort de sa collaboration avec un album aussi pointu que séduisant.
Les fans de Beck apprécieront, mais ceux de Charlotte?